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au trésor des souffles

Environnement II

nucléaire

Nucléaire : les logiques nucléocrates ( I )

 

Avant-propos sous forme de témoignage.

 

Par rapport au nucléaire civil j’ai le souvenir  de notre  manifestation contre le surgénérateur de Creys Malville avec  la mort d’un manifestant  en juillet 1977, le souvenir aussi du  revirement , commencé depuis quelques années, sur la force de frappe que le PS  a  finalement conservée, ce revirement m’apparaissait inacceptable et dans une « lettre ouverte » de septembre 1977(envoyée à la « Gueule ouverte » et à « Combat non-violent » qui l’avaient publiée), j’ai démissionné de toutes mes fonctions au PS puis du PS lui-même, enfin avec des amis nous avons créé le « Collectif Paix Liberté » à Limoges, je mesure d’ailleurs l’échec de plusieurs générations face au drame de la course aux armements.

 Par rapport au  nucléaire militaire j’ai un souvenir poignant. Lorsque j’avais douze ans , quelque temps après une opération qui m’avait sauvé la vie, j’ai découvert dans un calendrier une petite photo, celle du visage  d’un enfant survivant d’Hiroshima nous regardant en face avec une tristesse infinie , elle était  accompagnée de quelques lignes d’un poète japonais( voir ci-dessous)..  Après les explications demandées à mes parents  ce visage m’a encore plus  bouleversé, j’ai gardé la photo et, lorsque dans un voyage  associatif ,   j’ai vu au Bangladesh dans la gare de Dacca le premier enfant mort de  faim, je me rappelle les avoir réunis tous deux par la pensée. Viscéralement révolté  ma vision du monde avait changé. Au retour de ce voyage en 1973  j’ai  gardé alors  cette photo sur moi , cela depuis quarante neuf ans, comme se voulant  symbolique des souffrances des enfants du monde. Un enfant sur deux dans le monde est  en situation de détresse et /ou de danger (misère, faim, guerre, maladie, catastrophe écologique, autres violences.)J’ai souvent pensé que le visage de cet enfant, mort sans doute peu après cette photo, avait contribué à me faire entrer dans la compréhension de la folie nucléaire.

 Texte d’un poète, Mizukawa, sous la photo d’un enfant d’Hiroshima :

«  Une mère aveugle/Serrant contre elle son enfant mort/Des larmes ruisselant /De ses yeux détruits./C’était dans mon  enfance ,/Ma mère me tenait par la main./Vision de cauchemar/ Inoubliable. »

 

 

Introduction

 

Un débat qui, en France, pour l’instant  n’arrive pas à voir le jour.

Les sondages  sur le nucléaire sont certes en partie fonction des accidents dans le monde  qui lorsqu’ils se produisent témoignent des inquiétudes et des changements d’opinion, ils  sont en partie fonction aussi plus récemment de l’intérêt mis en avant par certains pour appeler au secours le nucléaire contre le  réchauffement climatique provoqué par les  énergies fossiles. Mais l’opinion en France est surtout très liée à la puissance des arguments continuellement mis en avant par nombre de nucléocrates, de partis politiques et de medias qui qualifient la sortie du nucléaire comme porteuse de difficultés insurmontables et  portant atteinte à l’excellence française.

 D’une façon générale on peut dire que le débat en France  sur le nucléaire à ce jour n’existe pas.

« La concertation publique sur la prolongation des plus anciens réacteurs nucléaires français vient de se clore dans l’indifférence générale. Le débat est confisqué par la technicité des échanges, la bureaucratie des procédures et l’absence de volonté de faire de la place aux citoyen.ne.s. » écrit à juste titre  Jade Lindgaard ( Mediapart, 1 avril 2019).

« On n’a jamais pu mettre en débat la place du nucléaire en France » déclarait Chantal Jouano , présidente de la Commission du débat public (Mediapart, « A l’air libre »,16 décembre 2021) alors que le Président de la République veut relancer le nucléaire.

 Et tabou des tabous : les déchets nucléaires militaires sont absents du débat législatif et sociétal. ( Voir la remarquable étude «Déchets nucléaires militaires. La face cachée de la bombe atomique française »,Jean-Marie Collin, Patrice Bouveret , publiée par  ICAN France (Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires) et l’Observatoire des armements, décembre 2021).

 Un véritable débat contradictoire sur le nucléaire au moins  pendant la campagne présidentielle serait  essentiel ,  verra-t-il le jour ?

 

Les quelques lignes qui suivent voudraient  souligner « l’Argument des arguments » antinucléaires. Il est malheureusement trop  peu évoqué en tant que tel.

Ne mérite- t-il pas d’être plus connu, discuté,  médité et partagé ? Ne mérite-il pas une analyse qui se voudrait globale, critique et créatrice ?

 

Quatre séries de réflexions seront   proposées :

 les logiques nucléocrates(I),

 les problèmes, les drames et les menaces liés au nucléaire(II),

 l’Argument des arguments  antinucléaires (III),

 les résistances et les alternatives au nucléaire(IV).

 

 

  Les  logiques nucléocrates (I)

 

Avant de quitter la présidence des Etats-Unis, Eisenhower dans son discours d’adieu en janvier 1961 avait lancé cet avertissement : « (…) Dans les prises de décision de l’Etat, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. (…) »

 Si l’on s’en tient au seul  domaine nucléaire  aujourd’hui de quoi s’agit ?

 Des complexes scientifico-industriels du nucléaire civil, en  2021 dans 33 pays 442 réacteurs nucléaires exploités,  dont surtout aux Etats-Unis(93), en France(56),en Chine(52) et en Russie(38).(Source : AIEA , 2021.) La France, est le pays le plus nucléarisé du monde, le nucléaire est la première source de production et de consommation d’électricité et d’autre part 66% des Français vivent à moins de 75 km d’un réacteur nucléaire.

 Des complexes scientifico-militaro-industriels du nucléaire militaire, cela dans neuf pays. Selon le SIPRI de Stockholm en 2021 l’estimation du nombre total d’ogives nucléaires détenues par pays en 2021 était la suivante: Russie 6255, Etats-Unis 5550,Chine 350, France 290,Royaume-Uni 225,Pakistan165,Inde 156, Israël 90,Corée du Nord 45 ogives nucléaires. La Russie et les  Etats-Unis totalisent 80% de la puissance nucléaire militaire mondiale.

 

Nous proposons  tour à tour trois questions :

Face aux arguments anti nucléaires comment réagissent les complexes nucléocrates?(A)

Quelles sont les  logiques des systèmes nucléocrates ?(B)

La pensée nucléocrate ne met-elle pas de côté « le sens des ensembles » ?(C)

 

 

 

 A-Face aux arguments anti nucléaires comment réagissent les complexes nucléocrates?

 

Ces  systèmes  essaient  de  disqualifier les antinucléaires(1), finalement ces militants et ces auteurs sont considérés comme « passionnels et irrationnels »(2).

 

  • Les antinucléaires sont considérés comme disqualifiés.

Les nucléocrates essaient tour à tour

de poser un linceul de silence sur les arguments antinucléaires ,

de qualifier les détracteurs du nucléaire civil  d’incompétents, de naïfs ,

de dénoncer les écologistes  agissant  pour le compte des entreprises d’énergies fossiles en refusant que le nucléaire vienne au secours du climat,

de mettre en œuvre diverses formes de répression variables selon les pays,

 d’accuser    les partisans du désarmement nucléaire unilatéral d’irréalistes et de suicidaires,

 

2-Les antinucléaires sont accusés d’être  irrationnels et passionnels.

  

 Les militants antinucléaires sont accusés  de réflexes «  irrationnels et passionnels. »

 Passionnels? Heureusement qu’il  reste un minimum de passion pour en appeler  à la lucidité. « Je me révolte donc nous sommes. » écrivait Camus.

Irrationnels? Il est au contraire rationnel de  refuser cette forme de « course à la mort » qui a sa spécificité que nous voulons souligner ici. Prévert disait « L’œil était dans la bombe et regardait tout le monde » , il avait raison.

 

 

B- Quelles sont les  logiques des systèmes nucléocrates ?

Existent au moins cinq logiques :

1-Les systèmes nucléocrates, dont les logiques sont plongées dans la course en avant, affirment  après les accidents et les incidents vouloir en tirer  une certaine  « pédagogie » :  

« Nous revoyons de  très près la sécurité de nos parcs nucléaires, nous exportons notre savoir-faire  nucléaire qui est un atout à partager avec d’autres  pays , nous insistons désormais  sur le fait que   l’énergie  nucléaire est une alternative aux émissions de gaz à effet de serre…»

Pourtant  une véritable pédagogie de la catastrophe consisterait à comprendre que le nucléaire  mérite  une condamnation et une remise en cause  radicales , c’est à dire une sortie rapide , qui bien sûr doit être accompagnée  d’alternatives énergétiques massives et planifiées  à  développer quand elles existent et à  créer quand elles n’existent pas, et accompagnée aussi  d’ économies massives et planifiées  des utilisations énergétiques.

 

 2-Les  systèmes nucléocrates ne veulent pas et/ou  n’arrivent pas à voir  leur folie. Kostas Axelos aurait peut-être dit qu’ils deviennent (et nous avec?)  «  les  fous d’un système devenu fou. » Le productivisme  suit la pente la plus forte, celle de  ses logiques autodestructrices.(Voir articles de ce blog : « Le productivisme »).

 

3-Les systèmes nucléocrates, en le sachant ou sans le savoir, sont  une des avant-gardes d’une société qui a tendance à ne plus se donner de limites. 

Jean Rostand, ardent pourfendeur du nucléaire, dans « Pensées d’un biologiste »  (Stock, 1978), écrivait avec force : « La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des hommes ». Il disait aussi « tous les espoirs sont permis à l’homme, même celui de disparaitre. »(Voir nos deux ouvrages « Construire la paix », éditions la Chronique sociale, 1988).

 

4-Les systèmes nucléocrates font impasse sur les générations futures, ils souffrent d’une forme d’absence d’horizon d’humanité.

Voulons-nous demain des petits-enfants sujets de leurs propres vies ou objets de la vie de quelques générations qui n’auront pas su prendre leurs responsabilités ?

 

5-Les systèmes nucléocrates sont enfin très liés à une croyance dans la techno science, souvent de type scientiste c’est à dire sans esprit critique.

  Au contraire une critique à l’intérieur de la techno science consiste à choisir des valeurs avant des techniques et de voir ensuite si ces techniques correspondent à ces valeurs. Un slogan des années 1970-80 « Société nucléaire, société policière » n’avait-il pas une part de vérité? Probablement  dans la mesure où sa dangerosité appelle une surveillance accrue par rapport en particulier à différents types de risques tels que, entre autres, des risques terroristes. Les énergies renouvelables ne  sont-elles pas au contraire  synonymes le plus souvent de sociétés pacifiques?

 

C- La pensée nucléocrate ne met-elle pas  de côté « le sens des ensembles » ?

 

1-Le sens des ensembles , qui devrait être une  vertu politique majeure des « décideurs » et des citoyen(ne)s, n’est-il pas inconnu des nucléocrates?

Le philosophe Emmanuel Mounier écrivait « La plus grande vertu politique est de ne pas perdre le sens des ensembles. »

Qu’est-ce que veut dire avoir « le sens des ensembles » dans le domaine nucléaire ?

 N’est-ce pas faire intervenir des analyses relatives aux domaines de l’environnement et de la santé, relatives aussi à l’économie, la philosophie, l’éthique, l’information, l’éducation, le type de société, les générations futures… ?

 

2-On se trouve souvent devant une telle faiblesse de la  pensée nucléocrate qu’on peut dire certes « qui trop embrasse mal étreint » mais qui n’embrasse pas du tout n’étreint pas grand-chose.

Un seul exemple: voir les prix des énergies renouvelables gagner inexorablement sur le prix  de plus en plus élevé du nucléaire provoque une certaine panique et un espoir chez les nucléocrates qui contribuent à se rabattre sur le marché  des petits réacteurs « plus rentables » après avoir loué les gros réacteurs « plus rentables ». La vérité saute aux yeux pourvu qu’on les ouvre: un des  derniers sursauts du nucléaire ne pèsera pas lourd devant les avantages massifs des énergies renouvelables. Un proverbe africain affirme que « Le mensonge en route depuis des années la vérité peut l’atteindre en une matinée de marche. »

3-On se trouve  souvent devant un tel discours-vérité de la pensée nucléocrate que cette certitude a quelque chose  d’une forme de servitude, d’une pensée somnolente et couchée, alors que l’incertitude, qui peut nous tenir  en éveil,  est un des éléments de la complexité.

 Le philosophe Alain écrivait « Penser c’est dire non. Remarquez le signe du oui qui est celui d’un homme qui s’endort. Au contraire le réveil secoue la tête et dit non. »

Un seul exemple celui des déchets nucléaires. On affirme que demain sera trouvée « La » solution. On ne peut accepter le doute, on suppose le problème résolu, on ne peut pas se tromper.

 

4-On se trouve  souvent, surtout chez des « décideurs » nucléocrates, devant un certain sentiment de domination dans la  possession  de l’arme nucléaire.

C’est un exemple de la persistance dans l’erreur au nom de la puissance.

 On oublie que les forces de frappe se renforçant et se multipliant il n’y aura un jour plus personne pour les recevoir et les envoyer. Ce sera la paix oui, mais pas celle des vivants, celle des tombeaux.

 

 

Remarque terminale.

Albert Einstein, écrivait

« La puissance déchainée de l’atome a tout changé, sauf nos modes de pensée et nous glissons ainsi vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l’humanité doit survivre. »

 Réfléchir n’est-ce pas déranger ses pensées ? Prendre conscience de la folie du nucléaire n’est-ce pas remettre en cause un bloc de  certitudes ? 

 Avoir le courage de donner le jour à de nouvelles façons de penser, lesquelles ?

« Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » (Hans Jonas , Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1979, p.30.)