Antinucléaires : résistances et alternatives au nucléaire ( IV )
IV
Résistances et alternatives aux systèmes nucléocrates
1-Le sens de la limite
On le sait ou on va le découvrir, des philosophes, des économistes, des sociologues, des
anthropologues et d’autres auteurs analysent de façon radicale le système qu’ils qualifient
selon les cas de capitaliste, de néo libéral, de technoscientiste, ou de productiviste, système
qui a étendu son emprise sur la Terre. Chaque auteur le fait dans la cadre de sa pensée
générale et en insistant sur tel et tel élément mais ce point commun est bien là.
Nombreux ont été ces auteurs, ainsi Claude Levi Strauss, Jacques Ellul, Ivan Illich, Guy
Debord , Bernard Charbonneau, Edgar Morin, Herbert Marcuse, André Gorz,
Cornelius Castoriadis , François Partant, René Dumont, Théodore Monod, Jean
Rostand, Kostas Axelos, Paul Virilio, Serge Latouche…d’autres encore. Nombreux sont
aussi les citoyen(ne)s qui personnellement et collectivement (associations,
mouvements…) partagent ces analyses.
Jacques Ellul demandait avec force : Qu’est-ce qu’une société qui ne se donne plus de
limites ?
Ivan Illich insistait sur le fait que la crise obligera l’homme à « choisir entre la croissance
indéfinie et l’acceptation de bornes multidimensionnelles. »
Cornelius Castoriadis en appelait à nous défaire des « fantasmes de l’expansion illimitée.»
Toute l’oeuvre splendide, pionnière, gigantesque et porteuse d’Edgar Morin nous le redit sans
cesse sous de multiples formes.
Deux idées fortes, entre autres, sont présentes dans leurs écrits et leurs actions :
d’une part le système productiviste est lancé dans une course en avant autodestructrice, il
faut donc être en rupture globale avec ce système,
d’autre part une croissance illimitée sur une planète limitée nous amène vers une
gigantesque collision entre l’environnement et les activités humaines.
Il faut donc « retrouver le sens de la limite »(expression de l’introduction de
l’ouvrage « Radicalité,20 penseurs vraiment critiques »collection Frankenstein,2013).
2- Un concept alternatif , celui de limites des activités humaines, concept porteur des
principes
C’est donc la dénonciation de la fuite en avant , c’est également l’élaboration d’un concept
porteur de principes. Ce concept ne condamne-t-il pas indirectement le nucléaire ?
Ce concept de limites ne se traduit-il pas par au moins quatre principes que l’on retrouve par
exemple en droit international de l’environnement(DIE) ? (Voir notre ouvrage de DIE,
éditions Ellipses, quatre éditions de 2010 à 2018).
De façon plus globale on retrouve les trois premiers principes dans la remarquable « Plateforme
pour un monde responsable et solidaire », publiée par le Monde diplomatique
d’avril 1994, qui est à la fois « un état des lieux des dysfonctionnements de la planète et une
mise en avant de principes d’action pour garantir un avenir digne au genre humain », plateforme
portée par la Fondation pour le progrès de l’homme, plate-forme qui devrait être
symboliquement affichée sur beaucoup de portes d’universités et de lycées dans le monde,
étudiée et débattue dans de nombreux cours.
Le quatrième principe a vu le jour dans des textes de plus en plus nombreux, c’est le principe
de non régression.
-Le principe de précaution selon lequel les sociétés humaines ne doivent mettre en oeuvre de
nouveaux projets, produits et techniques, comportant des risques graves ou irréversibles,
qu’une fois acquise la capacité de maitriser ou d’éliminer ces risques pour le présent et le
futur. La précaution veut répondre à des risques graves ou irréversibles, mal connus ou
inconnus alors que la prévention est une réponse face à des risques connus.
-Le principe de modération de ceux et celles qui, pris dans la fuite en avant des gaspillages,
seront amenés à remettre en cause leur surconsommation, leur mode de vie, à brûler moins
d’énergie, à maitriser leurs besoins pour adopter des pratiques de frugalité, de simplicité, de
décroissance. André Gorz écrivait : « Il est impossible d’éviter la catastrophe climatique sans
rompre radicalement avec les logiques qui y conduisent depuis cent cinquante ans. »
- Le principe de sauvegarde : les sociétés humaines doivent aller vers des modes de
production et de consommation sans prélèvements, sans déchets et sans rejets susceptibles de
porter atteinte à l’environnement. D’où l’existence de ces luttes pour développer des
technologies propres, des énergies renouvelables et pour consacrer des éléments de
l’environnement, comme par exemple l’eau, comme biens publics mondiaux (BPM) ou
comme éléments du patrimoine commun de l’humanité(PCH).
-Enfin le principe de non régression. Sauvegarde signifie aussi que lorsqu’une avancée
décisive, sur un point de protection importante, a été acquise, un verrou juridique doit être
alors posé. Un exemple significatif est celui du Protocole de Madrid sur l’Antarctique (1991)
qui interdit les recherches minérales pour cinquante ans. On ne doit pas revenir en arrière dans
la protection. C’est donc ce que l’on nomme le principe de non régression. La nécessité vitale
de réduire les atteintes à l’environnement ne peut que contribuer à convaincre les législateurs,
les juges et la société civile d’agir en vue de renforcer la protection des acquis
environnementaux au moyen de la consécration de ce principe de non régression. ( Michel
Prieur est l’inspirateur de ce principe. Voir par exemple sous sa direction et celle de Gonzalo
Sozzo, « La non régression en droit de l’environnement », Bruylant , 2012).
On peut ajouter que le concept de limites au coeur des activités humaines se rattache à
des théories et des pratiques de décroissance et de post-croissance à travers une économie
soutenable (s’éloignant du culte de la croissance, s’attaquant aux inégalités criantes à tous les
niveaux géographiques, et désarmant le pouvoir financier ainsi que… la course aux
armements), à travers le principe de modération de ceux et celles qui, pris dans la fuite en
avant des gaspillages, seront amenés à remettre en cause leur consommation, leur mode de
vie, à bruler moins d’énergie pour adopter des pratiques de frugalité, de simplicité.
Essentielles sont aussi des relocalisations d’activités, des circuits courts, des richesses
redistribuées. Essentielle également cette ennemi redoutable : la compétition, remise en cause
par la consécration de biens communs (eau, forêts…), par des coopérations, des solidarités ,
par l’appartenance à notre commune humanité , par des périls communs qui devraient nous
fraterniser.
3-Les consécrations des « crimes contre les générations futures » et de l’interdiction de
recherches « contraires à l’intérêt commun de l’humanité. »
Dans la future « Déclaration universelle des droits de l’humanité » (voir site spécifique),
qui a été écrite par une équipe française en 2015 et qui sera un jour peut-être enfin consacrée
par les Nations Unies, la notion, englobant l’environnement et la paix, de « crime contre les
générations futures » pourra voir le jour.(Déjà cité notre « Droit international de
l’environnement », éditions Ellipses.)L’enfouissement irréversible de déchets radioactifs
devrait en faire partie, d’autres pratiques anti écologiques gravissimes aussi.
De même dans un traité devront être interdites les recherches sur les armes de
destruction massive, nucléaires, biologiques, chimiques, comme portant atteinte à l’intérêt
commun de l’humanité. (Voir Les recherches scientifiques sur les armes de destruction
massive : des lacunes du droit positif à une criminalisation par le droit prospectif, intervention
au colloque international du RDST, mars 2011 à Paris, JM .Lavieille, J. Bétaille, S.Jolivet,
D.Roets, in Droit, sciences et techniques : quelles responsabilités ? Editions LexisNexis,
2011). Ce jour là sera l’une des plus importantes avancées de l’humanité, si elle y arrive.
4-Les résistances non-violentes
Les moyens non-violents des résistances.
-Il s’agit de résister en pensant et en mettant en oeuvre des moyens conformes aux fins
que l’on met en avant. Si l’on veut la démocratie il faut des moyens démocratiques, si l’on
veut la justice il faut des moyens justes, si l’on veut la paix il faut des moyens pacifiques, si
l’on veut la protection de l’environnement il faut des moyens écologiques.
Face aux théories et aux pratiques dominantes voire écrasantes à travers l’histoire qui
correspondent à la pensée de Machiavel « Qui veut la fin veut les moyens », il faut résister en
se fondant sur cette pensée radicale et lumineuse de Gandhi : « La fin est dans les moyens
comme l’arbre est dans la semence. » ( voir « Tous les hommes sont frères », Folio essais,
Gallimard). (voir aussi nos articles « Les moyens et les fins » sur ce blog de Mediaprt et sur
notre site « au trésor des souffles »)
Autrement dit aucun moyen n’est neutre, si l’on veut lutter pour la paix on ne peut que résister
avec des moyens pacifiques, la course aux armements est un des moyens opposés à la paix
parce qu’elle ne fait qu’accroitre l’insécurité, les guerres, les injustices et la dégradation
mondiale de l’environnement. - L’histoire de la non-violence, en partie méconnue, révèle l’efficacité de ces méthodes
d’action qui, comme le disait Jacques de Bollardière , « mobilisent par delà le mépris, la
violence et la haine. »(Voir à ce sujet la revue opérationnelle « Non-violence Actualité », et
la remarquable revue « Alternatives non-violentes », directeur F Vaillant, ainsi que les
travaux, eux aussi remarquables, de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des
conflits-IRNC, créé par F. Marchand , JM Muller, C Mellon, J Sémelin, C Delorme.)
-Ces moyens reposent sur un cadre non-violent c’est-à-dire un respect de la dignité
humaine, une exigence de justice, une combativité positive (et non une agressivité) face au
conflit. (J Sémelin, La non-violence expliquée à mes filles, Seuil, 2000).
Cette méthode de règlement des conflits refuse la violence d’oppression dans laquelle on
impose sa loi, elle refuse la violence de soumission dans laquelle on renonce à ce que l’on
pense être essentiel. On cherche ensemble, dans le respect des personnes et la
confrontation, des solutions justes. (JM Muller, Lexique de la non-violence, ANV,1998).
Jacques Sémelin insiste sur « trois principes majeurs : l’affirmation de l’identité du sujet
résistant (…), la non coopération collective(…), la médiatisation du conflit c’est à dire
susciter la constitution de « tiers » qui appuient sa cause. » (Jacques Sémelin, « Du combat
non-violent » dans l’ouvrage « Résister. Le prix du refus », sous la direction de Gérald Cahen,
éditions Autrement, Série Morales n°15,1994)
La non-violence n’a pas le monopole de certains des moyens qui suivent. Ces moyens,
énumérés à titre indicatif, font partie des pratiques essentielles de l’action non-violente.
Il s’agit , de façon non exhaustive, de la non-coopération, la désobéissance civile (Alain
Refalo, Les sources historiques de la désobéissance civile, colloque Lyon 2006), l’obstruction
non-violente, l’objection de conscience, la grève de la faim, la grève, le sit in (s’asseoir sur la
voie publique en particulier des places), le boycott, le refus de l’impôt sur les armements, les
pétitions…(JM Muller, Stratégie de l’action non-violente, Seuil,1981).Les non-violents ont
aussi des pratiques d’éducation à la paix,
Dans cette perspective ne pensons pas que sera toujours dérisoire ce que Jean Rostand
appelait de ses voeux : « l’objection collective scientifique » face à ce que certains
qualifieront d’inacceptable. Des scientifiques sont entrés (personnellement et/ou
collectivement) et entreront demain en résistance, au grand jour ou plus discrètement.
Ils ont vécu ou vivront, et d’autres avec eux, le retournement de la question du risque. Au
lieu de se demander « qu’est-ce que je risque si je ne fais pas cela ? » ils se demandent
« qu’est ce que les autres risquent si je fais cela » ?
De façon plus générale d’ailleurs ce retournement se pose dans des rapports entre le
risque et la prudence. « C’est dans l’incertitude et le risque qu’il faut assumer nos
actes » écrit Simone de Beauvoir.
Ajoutons que nombreuses pourront être les situations où on va se demander « Si je vais
au milieu de tel ou tel conflit qu’est-ce que je risque ? Mais si je n’y vais pas qu’est-ce
que l’autre risque ? » On peut alors « tomber » en solidarité.
Il est cependant clair que les résistances contre le nucléaire devront être plus globales ,
ce sont et ce seront celles de l’ensemble des sociétés civiles (citoyen(ne)s, associations,
réseaux, fronts communs,…), d’ Etats, d’organisations régionales et d’autres acteurs, par
exemple des collectivités territoriales, des juridictions à tous les niveaux géographiques, des
administrations, des entreprises…
A propos de la non-violence constatons avec force qu’ une partie de plus en plus
importante des jeunes générations, dans le sillage de multiples formes de résistance nonviolentes
locales et des deux immenses résistances non-violentes, celles de la marche du
sel en 1930 en Inde et celle des populations de l’Est en 1989,ont commencé des marches
de résistances non-violentes , demain probablement gigantesques, dans les luttes pour
des politiques radicales face au réchauffement climatique. Elles ne sont pas le remède
miracle, elles peuvent être de puissants leviers pour soulever les montagnes, avec aussi
d’autres moyens.(Voir quatre articles mis en ligne le 7 mai 2020 sur ce blog.)
5-Les logiques autodestructrices de ce système
Les gouffres nucléocrates financiers auront aussi leurs propres logiques auto
destructrices, accompagnées alors de résistances de citoyen(ne)s face à des besoins
fondamentaux non satisfaits.
6-Le rappel des alternatives au nucléaire civil et militaire
Les coûts des énergies renouvelables et leurs avantages écologiques apparaitront de plus
en plus porteurs et contribueront à ces remises en cause du nucléaire civil.
De même les économies massives et planifiées d’énergie.
Des alternatives de défense pourront contribuer à des remises en cause du nucléaire
militaire. (Voir la très remarquable revue « Alternatives non-violentes. »).(Voir aussi mes
deux ouvrages « Construire la paix », éditions la Chronique sociale,1988.)
Remarque terminale
Ainsi doit peu à peu voir le jour dans les vies des peuples, des générations présentes et
futures, ce concept, porteur de principes et de multiples remises en cause, le concept de
LIMITES AU COEUR DES ACTIVITES HUMAINES.
Qu’est-ce qu’une société qui ne se donne plus de limites? N’est-ce pas la question des
questions que pose le nucléaire et que nous devons lui poser?
Post scriptum
Par rapport au nucléaire civil j’ai le souvenir de notre manifestation contre le surgénérateur
de Creys Malville avec la mort d’un manifestant en juillet 1977, celui aussi du revirement ,
commencé depuis quelques années, sur la force de frappe que le PS a décidé de conserver, il
m’apparaissait inacceptable, et dans une « lettre ouverte » de septembre 1977(envoyée à la «
Gueule ouverte » et à « Combat non-violent » qui la publient), j’ai démissionné de toutes mes
fonctions au PS puis du PS lui-même, enfin avec des amis nous avons créé le « Collectif Paix
Liberté » à Limoges, parcours militant finalement classique.
Par rapport au nucléaire militaire j’ai un souvenir poignant qui m’a marqué jusqu’à ce jour et,
lorsque dans un voyage associatif , j’ai vu au Bangladesh dans la gare de Dacca le premier
enfant mort de faim, je me rappelle les avoir réunis tous deux par la pensée , viscéralement
révolté.
Lorsque j’avais douze ans , quelque temps après une opération qui m’avait sauvé la vie, j’ai
découvert dans un calendrier une photo, celle du visage d’un enfant survivant d’Hiroshima
nous regardant en face avec une tristesse infinie , accompagnée de quelques lignes d’un poète
japonais( voir ci-dessous).. Après les explications demandées elle m’a bouleversé.
Depuis soixante deux ans j’ai gardé cette photo sur moi comme se voulant symbolique des
souffrances des enfants du monde.
J’ai souvent pensé qu’elle m’avait préparé à entrer dans la compréhension de la folie
nucléaire.
Le nucléaire est bien un des éléments qui nous fait perdre le sens de la limite.
Sa force est en même temps sa folie, elle n’est qu’un des reflets de ce productivisme
terricide et humanicide.
Mais il y a des fous plus sages, (« mourir sage et avoir vécu fou » disait Cervantès), ceux
et celles qui ne désespèrent pas d’un monde viable et qui le disent dans leurs vies.
Texte de Mizukawa sous la photo d’un enfant d’Hiroshima :
« Une mère aveugle
Serrant contre elle son enfant mort
Des larmes ruisselant
De ses yeux détruits.
C’était dans mon enfance ,
Ma mère me tenait par la main.
Vision de cauchemar
Inoubliable. »