L’idée de justice et d’injustice
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Introduction générale.
Depuis le fond des âges les cortèges de la souffrance humaine sont immenses, en particulier
celui des injustices.
Les victimes sont innombrables(1), les questions se bousculent(2).
1- Il nous arrive peut-être de faire « le rêve qu’un jour la justice ruissellera comme l’eau
(…) » (Martin Luther-King).
Mais nous savons bien que nous n’en sommes pas là. Déjà dans l’Ecclésiaste de la Bible (250
av. J-C.) sont évoquées « les larmes des victimes de l’injustice. » Victor Hugo l’écrivait
aussi : « A l’heure si sombre de la civilisation le misérable s’appelle l’homme, il gémit sous
tous les climats, il agonise dans toutes les langues ».
Helder Camara, un symbole de défense des damnés de la terre ( comme les appelait Frantz
Fanon, Les Damnés de la Terre, éditions Maspero, 1961) rappelait souvent que « la mère de
la plupart des violences c’est l’injustice. » (Spirale de la violence, Paris, éditions Desclée de
Brouwer, 1970).
Ainsi, aujourd’hui, en une seule journée de 2013, disparaissent 10.080 personnes (7 chaque
minute) mortes de maladies liées à l’absence d’accès à l’eau potable (diarrhée, choléra,
typhoïde, hépatite), et dans la même journée cinq milliards de dollars partiront dans les
dépenses militaires mondiales. Justice, vous avez dit justice ?
Le Secrétaire général de la Conférence de Rio sur l’environnement et le développement de
juin 1992, en répondant à l’aveuglement du président des Etats-Unis, qui venait d’affirmer
« notre mode de vie n’est pas négociable», avait dit « Aucun lieu sur terre ne peut espérer
demeurer un îlot de prospérité dans un océan de misère. »
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2- Cette idée de justice dans nos vies d’êtres humains, nos études, nos métiers, nos familles,
dans de multiples autres lieux de vie, dans notre pays, sur notre Terre : quelle place a-t-elle
eu, a-t-elle aujourd’hui, aura-t-elle demain ?
Les problématiques, c’est-à-dire les questions qui arrivent à l’esprit et /ou au coeur, sont
nombreuses, quelques-unes semblent essentielles :
D’abord n’est-il pas nécessaire d’essayer de clarifier différents termes autour de l’idée de
justice ?
Ensuite dans le temps, à travers de nombreux auteurs, de multiples acteurs publics et privés,
à travers des luttes, des législations, des institutions, on peut constater que cette idée de justice
s’est souvent rattachée soit à une reconnaissance des mérites et des efforts, soit à des théories
et des pratiques de distribution égale des richesses. Qu’en est-il vraiment ?
Cette opposition essentielle épuise-t-elle toutes les façons de penser la justice ? N’y-a-t-il pas
d’autres conceptions, peut-on souligner les éléments principaux de quelques-unes d’entre
elles ?
A la suite de ce foisonnement d’idées, ne doit-on pas être encore plus concret en se
demandant si la justice doit et peut s’arrimer aux droits de l’homme et si, réciproquement,
ceux-ci sont liés à l’idée de justice ?
Enfin, on le sait, pour une part on se pose en s’opposant. Quelles sont donc les injustices
essentielles, « inacceptables », « intolérables », et comment les remettre en cause ? Que disent
et que crient ces situations au regard de cette « idée » de justice ?
Nous envisagerons ainsi tour à tour quatre séries de réflexions : la justice et la clarification de
différents termes(I), la justice, les controverses et les définitions (II), la justice et son ancrage
dans les droits de l’homme(III), la justice et les luttes contre les injustices(IV).
I- La justice et les clarifications de différents termes
Avec les termes « justice » « juste » (A) arrivent d’autres termes proches tels que « équité »,
égalité », « discriminations» (B)…
A- Une clarification des sens des mots « justice », « juste.»
Partons de l’ouvrage classique de Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, ( PUF, 9ème édition
2011), il est source de clarté et de synthèse. Essayons aussi de proposer quelques
commentaires relatifs aux sens du terme « justice » (1) et du terme « juste » (2).
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1) Les sens du mot « justice ».
a) Le mot justice a quatre sens.
On croit en la justice. «La justice c’est ce qui est idéalement juste, ainsi la justice c’est à la
fois un sentiment, une vertu, un idéal, un bienfait, une valeur », comme par exemple la paix.
On demande justice. La justice c’est également ce qui est positivement juste, autrement dit
« c’est ce à quoi chacun peut légitimement prétendre en vertu de son droit ».
On rend justice. La justice c’est aussi « la fonction juridictionnelle », différente de
l’administration et de la fonction législative.
On exerce un recours devant la justice. La justice c’est « le service public » de la justice,
l’ensemble des tribunaux et des procédures, on intente une action en justice.
b) On pourrait ainsi dire, en voulant synthétiser, que la justice c’est une valeur et un idéal,
c’est également un ensemble d’institutions et de droits.
Nous ferons le choix, pour avoir une vue globale, de ne pas nous en tenir à un seul aspect,
c’est bien de valeur, d’idéal, de droits dont nous allons parler, les institutions interviendront
aussi, non seulement les institutions judiciaires mais aussi l’ensemble des pouvoirs publics.
2) Les sens du mot « juste ».
a) Le mot juste a trois sens.
C’est ce qui est « conforme à la loi », autrement dit ce qui est en règle.
C’est aussi ce qui est « conforme à l’équité », autrement dit ce qui est équitable.
C’est enfin « ce qui exact », sans erreur.
b) On peut aussi se demander si ce terme de juste se ramène pas à la fois à un sentiment
subjectif et à des textes objectifs, les deux détermineraient une sorte de critère du juste ? Mais
on voit que les choses sont plus compliquées puisque ces sentiments et ces textes sont liés à
une société donnée à un moment donné.
L’idée de relativité serait donc bien là, mais existe-t-elle même face à « l’intolérable » ? N’y
aurait-il pas « l’intolérable » indépendamment des temps et des lieux ? S’agirait-il de ce que
l’on appelle de nos jours la violation des « droits intangibles », sorte de socle incontournable
quelles que soient les circonstances (droit à la vie, droit à ne pas être torturé, droit à ne pas
être tenu en esclavage, droit à la non rétroactivité de la loi pénale…) ? Mais le drame de la
faim n’est-il pas lui aussi « intolérable » ? Et les violations d’autres droits économiques,
sociaux et culturels ne sont-elles pas « inacceptables » ? Ces deux qualificatifs ne traduisentils
pas révoltes, impuissances et volontés dans des proportions très variables selon les
situations ?
B-Une clarification des sens des mots « équité », « égalité, « discrimination.»
Suivons le vocabulaire juridique de Gérard Cornu plus haut cité et ajoutons quelques
commentaires relatifs à l’équité(1),à l’égalité(2),aux discriminations(3),sans oublier la
question des rapports entre la justice et la force(4).
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1) Les sens du mot « équité ».
a) Les trois sens du mot équité.
C’est la justice fondée sur l’égalité c’est-à-dire un principe qui commande de « traiter
également les choses égales, c’est le devoir de rendre à chacun son dû ».
Le second sens du mot équité c’est « la justice au cas particulier », autrement dit un effort
pour « rétablir l’égalité. »
Enfin le troisième sens correspond à « la manière de résoudre des litiges en dehors des règles
de droit », selon les critères tels que la morale, la raison…Par exemple la Cour internationale
de justice(CIJ) peut se fonder sur l’équité pour régler un différend entre Etats si ceux-ci
acceptent ce moyen. Cette source subsidiaire de solution permettra alors au juge international
d’atténuer la rigueur d’une règle de droit ou de combler une lacune juridique.
b) On pourrait aussi dire, à titre complémentaire, qu’être équitable c’est se fonder sur l’esprit
de la loi, on la corrige, alors qu’être juste c’est se fonder sur la lettre de la loi (…à condition
que cette loi soit juste).
On pourrait dire également que ce terme est essentiel puisque certains auteurs vont le mettre
en avant pour affirmer, par exemple, que la justice c’est avant tout la « répartition équitable »
des richesses.
Si l’on veut louer l’équité on pourra souligner, par exemple, que dans des jugements c’est
une justice qui enlève le bandeau qu’elle pourrait avoir sur les yeux dans son automaticité,
c’est aussi un principe qui aidera à corriger des inégalités (commerce équitable), c’est un état
d’esprit qui veut aller au-delà de ce qui est juste et préparer de nouvelles avancées légales.
Si l’on veut être critique vis-à-vis de l’équité on pourra souligner, par exemple, que c’est un
risque ouvert sur l’arbitraire des juges (sous l’Ancien Régime un adage célèbre « Dieu nous
garde de l’équité des parlements » dénonçait le pouvoir judiciaire de ces assemblées), on
soulignera également que ce sont les textes porteurs d’égalité qui représentent l ’essentiel ,
on pourra enfin se méfier de l’équité en disant qu’on l’évoque d’autant plus que l’on ne veut
pas parler d’égalité.
Une troisième position consiste à dire qu’elle ne « mérite ni cet honneur ni cette
indignité »(citation courante prise dans Britannicus de Racine) et qu’il faut voir ce que
l’équité produit, en fait ,sur le terrain par exemple par rapport à telle ou telle injustice : estce
qu’elle est un rideau de fumée pour ne pas appliquer une loi existante contre cette injustice,
ou est-ce qu’elle pousse à la préparation d’une loi qui ira plus loin contre cette injustice ?
(Sur « L’équité »voir l’article approfondi de Jean-Jacques Sarfati, du 5-2-2010,
« philosophie.ac-amiens.fr»)
2) Les sens du mot « égalité ».
a) L’égalité correspond à un principe et à un idéal, ce mot a donc deux sens.
C’est un principe d’après lequel « tous les individus ont la même vocation juridique au régime
que la loi établit » (égalité devant la loi…) sans distinction de personne, de race, de naissance,
de religion, de classe, de fortune, de sexe…
L’égalité c’est aussi un idéal, « l’idéal d’une égalité effective que les règles et les institutions
devraient réaliser progressivement en atténuant et en remettant en cause des inégalités de
fait. »
b) On a compris que des théories et des pratiques vont s’affronter autour de ce mot, égalité
porteuse de multiples luttes, égalité des droits, des sexes, de la parole… Lucien Sfez
(L’égalité, Puf, Que sais-je ?, n° 2460) écrit avec force « Cet instrument de symbolisation est
là pour susciter l’action ou camoufler l’impuissance, l’inertie. »
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3) Les sens des mots « discrimination », « discrimination positive ».
a) Le mot « discrimination » vise des différenciations contraires au principe d’égalité, « on
remet en cause l’égalité au détriment de certaines personnes », en raison par exemple de leur
appartenance raciale, confessionnelle, « plus généralement par application de critères sur
lesquels la loi interdit de fonder des « discriminations juridiques arbitraires » (opinion
politique, sexe, état de santé, handicap, origine, ethnie, race, orientation sexuelle, activité
syndicale…).
On entend par discriminations positives « le traitement préférentiel réservé à des catégories
de citoyens défavorisés, on établit alors des mesures de compensation qui se traduisent par
une rupture de l’égalité juridique pour lutter contre les discriminations ».
b) On pourrait dire, à titre complémentaire, que les discriminations positives se fondent sur
l’équité, on affirme aider des personnes défavorisées en leur réservant par exemple des
quotas. Instaurer des quotas pour que plus de femmes puissent être élues cela est vécu par
certains comme une injustice, par d’autres comme ne tenant pas compte de leur capacité de
combattre une inégalité et par d’autres enfin comme un moyen de faire avancer la
représentativité de la classe politique.
Ces discriminations positives sont contestées par certains dans leur légitimité et leurs effets
soit de façon générale, soit selon les situations. La critique principale est la suivante : on
prétend combattre des inégalités de fait mais, en suspendant l’égalité en droit des personnes,
ne crée-t-on pas des injustices ?
Par contre les mesures allant dans le sens de « l’égalité des chances » (systèmes de bourses
etc…) ont pour objectifs des aides aux plus défavorisés, ces mesures se justifient et sont
souvent jugées comme ne pénalisant pas d’autres personnes plus favorisées.
Nous pourrions insister surtout et avec force sur le fait que le principe de non-discrimination
est au coeur de la justice. C’est l’un des plus fondamentaux qui existent et juridiquement et
politiquement.
Juridiquement il est consacré par exemple par l’article 2 de la DUDH de 1948, il est consacré
surtout par les Pactes internationaux des droits de l’homme (16-12-1966) : dans le Pacte des
droits civils et politiques c’est l’article 2 alinéa1. « Les Etats parties au présent Pacte
s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et
relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte, sans distinction aucune,
notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de
toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre
situation. ». Dans le Pacte des droits économiques ,sociaux et culturels c’est l’article 2 alinéa
2 « Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à garantir que les droits qui y sont énoncés
seront exercés sans discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la
religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la fortune,
la naissance ou toute autre situation.
Politiquement, philosophiquement, humainement il s’agit ici des rapports entre une unité
donnée et des diversités, et finalement aussi de nos rapports aux autres.
En premier lieu une unité donnée, par exemple un pays, ne doit pas éliminer les différences, il
faut prévenir et dénoncer ces pratiques de domination, ces regards de capture qui débouchent
souvent sur des drames épouvantables.
En second lieu une unité donnée ne doit pas exacerber les différences, ce regard est lui aussi
destructeur à travers la formation des ghettos, le repli identitaire peut se traduire par des
pratiques inhumaines.
En troisième lieu le fait d’effacer les différences n’est-il pas plus ou moins dommageable ? Ce
regard d’assimilation consiste à dire que l’autre est notre égal parce qu’il devient comme
nous.
En quatrième lieu se situe le regard d’ouverture, il repose sur le respect des différences, c’est
le regard d’intégration. On reconnaît des similitudes et des différences, c’est le grand principe
de non-discrimination. Nous sommes égaux (il faut lutter pour conquérir, protéger,
développer ces égalités) et nous sommes différents (ces différences qui existent ne doivent pas
être discriminantes.)
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A ces définitions nous ajouterons la question classique des rapports entre la justice et la force.
4 ) Les rapports entre la justice et la force .
Dans ces clarifications de départ, faisant déjà la transition avec la seconde partie idéologique,
nous rappellerons une pensée de Pascal souvent citée ( mais pas toujours en entier),nous y
ajouterons un commentaire (trop) rapide.
Blaise Pascal (« Pensées », ouvrage publié en 1670 après sa mort ) écrit (pensée XXII) : «Il
est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La
justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre
ensemble la justice et la force…La justice est sujette à la dispute, la force est très
reconnaissable et sans dispute…Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce
qui est fort fût juste. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force afin que le juste et le
fort fussent ensemble et que la paix fût qui est le souverain bien. »
La justice est prise ici au sens de normes de droit et d’institutions judiciaires. La force est ici
synonyme d’une part d’oppression, d’autre part de soutien de la justice.
Pascal affirme qu’il existe une opposition entre la justice et la force et il plaide pour leur
association qui sera porteuse de paix.
Si l’on relit bien ce qui est écrit, cette pensée correspond à un éloge de l’autorité, il faut faire
respecter les lois et les présenter comme étant justes.
L’auteur fait silence (et… « le silence de ces espaces infinis »peuvent nous effrayer ) sur la
légitimité de l’autorité, sur les moyens de la force, sur d’autres moyens, par exemple
incitatifs, de faire appliquer la loi.
L’auteur fait silence sur la force de la justice, c’est ce qui nous semble le plus tristement et
dramatiquement absent de cette pensée XXII. Entre Pascal et Etienne de La Boétie (Discours
de la servitude volontaire, 1574, publié onze ans après sa mort) sur ce point, quel gouffre !
Les non-violents, dans le sillage du grand penseur sarladais ami de Montaigne, mettront
toujours en avant « la force de la justice ».
Tel est ce tableau des différents sens du mot justice et de ceux qui lui sont proches. Si l’on
plonge dans les controverses relatives aux conceptions de la justice n’oublions pas qu’il s’agit
de théories , de pratiques, et de leurs influences réciproques très variables.
JML