LA VIE A-T-ELLE UN PRIX ?
Introduction
« Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie ». La réponse de
l’auteur de « La Condition humaine » (André Malraux) est à la fois
paradoxale et sans appel. C’est celle d’un cri au plus profond de
nous-mêmes, rien ne vaut une vie. Des poètes nous le chantent
merveilleusement et nos vies, ici où là, aussi : « c’est beau la vie,
tout ce qui tremble et palpite, tout ce qui lutte et se bat… »
(Jacques Brel) Voilà une main qui se tend, voilà le rire, la
fraternité, l’amitié, l’amour, la tendresse, voilà le « vertige devant
l’étoile » et puis « une fille, le matin sur la place, qui s’est mise à
danser »(toujours Jacques Brel) …
Oui, mais une vie ne vaut rien, on ne la voit plus danser, on ferme les
portes ou on nous les ferme, on se trouve dans des souffrances, on
peut même perdre le goût de vivre. «( …) L’Espoir, vaincu,
pleure(…) »écrit Baudelaire. Et puis, une vie ne vaut rien parce
qu’elle peut être emportée par les tempêtes d’intérêts si puissants,
emportée dans la marchandisation du monde, du vivant, des êtres
humains, « tout vaut tant ». Dans les murs de la Faculté, un
intervenant sur les métiers du droit avait dit cinq fois en dix
minutes : « il faut se vendre, il faut vous vendre ! », quelques
minutes de plus et peut-être l’un des participants aurait-il eu le
courage de crier dans le grand amphi : « adjugé, vendu ! »
Pour essayer d’entrer dans cette question « la vie a-t-elle un prix ? »,
nous partirons de théories et de pratiques très différentes pour arriver,
ensuite, à ce que nous pourrions appeler des choix vitaux et des
évaluations critiquables, enfin nous voudrons ne pas rester spectateur
de cette interrogation mais essayer d’être un acteur engagé dans une
réponse à cette question : pour moi la vie a-t-elle un prix ? D’où trois
développements : La vie n’a pas de prix(I), La vie a un prix(II),
Comment se situer par rapport à cette interpellation(III) ?
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I- La vie n’a pas de prix : deux conceptions opposées
On retrouve ici la formule de Malraux : une vie ne vaut rien, elle est
considérée comme sans importance(B) et rien ne vaut la vie, une vie
n’est pas monnayable(A).
A- La conception selon laquelle la vie n’est pas monnayable.
Effectivement, affirme-t-on, rien ne vaut une vie, rien pas même des
sommes considérables, des biens importants. La bourse ou la vie ? La
vie. Pourquoi ? Parce que tout n’est pas chiffrable(1) et rien n’est trop
cher pour sauver une vie(2).
1- Tout n’est pas chiffrable
a) Tout ne vaut pas tant, tout n’est pas à vendre ou à acheter. Les
larmes versées après la mort d’un être cher ne se monnaient pas. On
peut, certes, à la suite de tel ou tel évènement, obtenir des dommages
et intérêts mais rien ne remplacera le départ de la personne disparue.
b) Rien ne remplacera non plus la disparition d’une espèce de la faune
ou de la flore : chaque élément de l’environnement a « une valeur
intrinsèque », affirme la Charte mondiale de la nature,
« indépendamment de toute utilité pour l’homme ». et puis bien sûr,
le droit à la vie, consacré par exemple dans la DUDH de 1948, dans le
Pacte des droits civils et politiques de 1966, dans la Convention
européenne des droits de l’homme de 1951, est un droit fondamental.
2- Rien n’est trop cher pour sauver une vie
a) Des recherches médicales pour sauver des vies, une assistance
médicale vitale par exemple en cas de catastrophes écologiques… de
multiples situations viennent à l’esprit, par exemple dans une situation
liée à un enlèvement, on fera souvent tout ce qu’il est possible de faire
pour réunir une somme demandée et retrouver vivante la personne
enlevée.
b) En même temps, au coeur de ce « rien n’est trop cher pour sauver
une vie » existent des inégalités hurlantes : quelques minutes ou
dizaines de minutes pour l’arrivée des secours dans un pays, plusieurs
jours ou semaines pour atteindre des populations victimes dans tel ou
tel autre pays.
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B-La conception selon laquelle une vie est sans importance
Des éléments financiers ou militaires l’emportent(1), au dessus de la
vie humaine il y a l’argent et la puissance(2).
1- Ce qui, avant tout, a du prix ce sont les éléments économiques
et/ou stratégiques.
Plus de soixante ans après, Hiroshima et Nagasaki restent
l’épouvantable réalité de la puissance destructrice de l’arme nucléaire,
« le feu inoubliable », la preuve la plus éclatante qu’une telle arme ne
doit plus jamais être utilisée et qu’elle n’aurait jamais dû l’être.
L’utilisation de la bombe n’était pas nécessaire à la capitulation du
Japon mais des responsables (totalement irresponsables-politiques,
militaires et scientifiques des Etats-Unis) n’ont pas tenu compte de
l’horreur humaine, ce qui importait avant tout c’était une immense
démonstration de force contre l’Union Soviétique marquant la volonté
de s’imposer sur la scène internationale.
2- La vie humaine doit être, affirme-t-on, au service de l’économie
et de la puissance.
a) Le chef du parti communiste chinois, Mao, l’avait dit de façon
impressionnante dans l’un de ses discours : nous sommes prêts, pour
assurer la puissance de la Chine, à sacrifier des dizaines de millions de
chinois.
b) Au XXème siècle les destructions humaines de masse (génocides,
épurations de la masse, massacres, ethnocides…) emplissent une
partie importante de l’histoire des êtres humains ramenés à travers les
dictatures, les totalitarismes et les guerres, au rang de victimes dans le
cortège, invisible et visible jusqu’à l’insoutenable, de la souffrance
humaine.
c) De façon plus générale aujourd’hui : est-ce-que la techno
science et le marché mondial n’ont pas tendance à transformer les
êtres humains en moyens à leur service ? Les êtres humains, en
personnes, en peuples, en humanité, ne sont-ils pas plus ou moins
ramenés aux rangs de moyens, plus ou moins domestiqués comme
consommateurs, dépossédés comme citoyen(ne)s, transformés en
marchandises comme êtres vivants ?
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Tel est ce premier temps de réflexion : la vie n’a pas de prix, les
uns de dire qu’elle n’est pas monnayable, les autres de dire qu’elle
est sans importance par rapport à d’autres données considérées
comme supérieures. Que dire si l’on veut mettre en avant le fait
que la vie a un prix ?
II- La vie a un prix : des choix vitaux,des évaluations critiquables
Si l’on s’arrête maintenant sur les situations du point de vue de
choix vitaux(A), du point de vue aussi de différentes
« évaluations »(B) peut-on dire que la vie a un prix ?
A- Des choix vitaux montrant que la vie a un prix
1- Dans les faits différents acteurs rendent des arbitrages sur
des questions de vie ou de mort.
a) Dans les faits, à court à moyen à long terme, des gouvernements,
des organisations internationales et régionales, des entreprises, des
banques, et d’autres acteurs, à différents niveaux géographiques,
« rendent des arbitrages sur des questions de vie ou de mort. »(Voir
ici l’article de Simon Lery, dont nous nous inspirons largement dans
les développements économiques qui suivent, « Arbitrages : le prix de
la vie », Alternatives économiques, n°223, mars 2004).
b) Ainsi, par exemple, le refus de dépenses allant vers la création
d’infrastructures d’accès à l’eau potable, l’accès aux médicaments
rendu difficile dans les pays pauvres, le refus de réduire les émissions
de gaz à effet de serre, le choix de vendre des armes et d’alimenter
ainsi des poudrières et de ne pas consacrer des dépenses à des besoins
criants de santé, d’éducation, d’environnement. De même à des
échelles différentes, le refus d’imposer à une ville des normes de
constructions antisismiques dans un pays menacé, le choix de faire des
dépenses permettant la diminution des risques mortels sur les routes,
des pollutions de l’air non combattues dans de grandes villes et les
décès de plus en plus nombreux qui s’en suivent dans certains pays…
2- Des arbitrages qui peuvent être vitaux
a) En matière de transport, d’environnement, de santé, d’énergie etc…
on met dans la balance le coût d’une dépense avec le « bénéfice » que
l’on peut en tirer. On arbitre entre des intérêts différents.
b) Ainsi indirectement on fixe en quelque sorte un prix à la vie
humaine. Par exemple, à partir de tant d’accidents mortels il est dit-on
« rentable » d’aménager un rond point à un carrefour dangereux, de
même à partir de tant de victimes de pesticides il est « rentable » de
les interdire, on peut allonger la liste… On tombe sur des critères liés
à ce qui est « acceptable » pour une société donnée à un moment
donné.
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B- Des méthodes d’évaluation discutables
Inspirons nous là aussi de l’article de Simon Lery cité plus haut
dans Alternatives économiques. Ces méthodes sont discutables
selon les opinions dans leur principe ou dans leurs modalités ou
dans l’un et les autres .
1- La première méthode est celle du capital humain.
a) On mesure la valeur d’une vie par sa contribution au PIB, par
exemple pour une victime de la route, on se demande si cette
personne avait un travail, si oui : lequel ?
b) Du point de vue économique le critère est contestable, moralement
ça n’est guère défendable. Comment donner une valeur « objective » à
la vie ?
2- La seconde méthode est celle des tribunaux évaluant le préjudice
économique.
a) Les tribunaux, de façons variables selon les Etats, vont déterminer
une panoplie plus globale de critères. On chiffre, par exemple, la perte
de revenus pour les proches d’une victime. On va essayer de réparer
les conséquences financières d’un accident.
b) On retrouve dans le « préjudice écologique » ce type de question
par rapport au vivant, à la faune, à la flore, aux écosystèmes, cela de
façon qui peut être compliquée.
3- La troisième méthode consiste à demander aux personnes
d’évaluer indirectement elles-mêmes leurs vies.
a) Acceptez-vous, par exemple, de dépenser tant d’euros pour réduire
tel risque ? On peut ainsi calculer la « valeur » d’une vie. On présente
des programmes de réduction des risques. Dans l’Union européenne,
on nous dit que pour les Etats membres la valeur d’une vie en 2004
allait à peu près de 1 à 10 selon l’Etat dans lequel on se trouvait,
selon donc sa richesse. « Des économistes, des assureurs, des
juristes rivalisent pour fixer un prix à la vie humaine » écrit
Simon Lery dans l’article déjà cité. On a ainsi des « tables de
mortalité » consultées par les assureurs à partir de critères d’âge,
de santé, de sexe…
b) D’une façon générale, on peut dire que, sur le principe même de
l’évaluation, la valeur d’une vie ne se réduit pas à des questions
techniques, les choix retenus ne sont pas neutres, d’une certaine façon
ce sont des choix politiques, au sens de la « vie de la cité ».
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c) D’autre part, les difficultés relatives à cette évaluation sont
nombreuses, soulignons en une seule : comment prendre en compte le
long terme ? Par exemple, comment mesurer une politique
environnementale par rapport aux générations futures ? Quel est le
« prix de la vie » de ces générations à venir ? Comment se situer
par rapport à ces théories, ces pratiques, ces choix, ces évaluations
que nous venons de souligner ?
III- L’argent ne doit-il pas contribuer à protéger la vie? La vie
n’est-elle pas au delà de tout prix?
A- Oui, l’argent doit contribuer à protéger la vie.
1-Quels choix locaux, nationaux, continentaux, internationaux pour
sauver des vies, pour protéger des vies ? Les choix financiers sont ici
vitaux.
a) Ou bien « on justifie un niveau d’intervention publique au
bénéfice de tous, quelque soit le revenu de chacun » (article de Simon
Lery cité ci-dessus),
b) Ou bien « on laisse plus de place à tous les risques et au
développement des inégalités. » (idem)
2- Une civilisation ne se juge t- elle pas en particulier au sort
qu’elle réserve aux plus jeunes et aux plus âgés ?
Dans le monde aujourd’hui, un enfant sur deux est en situation de
détresse et/ou de danger. Quelles sommes gigantesques ont été
englouties dans la mort et non dans la vie pour en arriver
là…alors que la vie est au-delà de tout prix ?
B- Oui, la vie est au-delà de tout prix.
1- Ou bien on accepte, on soutient la marchandisation du monde,
on participe malgré soi et/ou avec soi, dans des responsabilités
variables, à cet immense processus de conversion de toute chose en
argent et de l’argent en toute chose. « Tout ce que le marché voit il le
touche, tout ce que le marché touche il l’emballe, tout ce qu’il
emballe », il le vend ou il l’achète : biens, éléments de
l’environnement (eau, air…), êtres vivants de la nature, êtres
humains, temps à vendre ou à acheter.
2- Ou bien on essaie, personnellement et/ou collectivement, de
remettre le marché à sa place. On développe « l’économie
plurielle » dans laquelle le marché n’est qu’un élément (il y a aussi
l’économie sociale et solidaire, les services publics…), on organise
des crans d’arrêt à cette marchandisation du monde (par exemple
l’eau est déclarée patrimoine commun de l’humanité avec les
effets réels qui en découlent).
On affirme que la vie n’est pas à vendre. Et c’est la sublime, la
merveilleuse, l’extraordinaire, la lumineuse réponse du Petit
Prince au marchand : « Bonjour », dit le marchand. C’était un
marchand de pilules perfectionnées apaisant la soif, « on en avale
une par semaine et on n’éprouve plus le besoin de boire ».
« Pourquoi vends tu ça dit le Petit Prince ? » « C’est une grosse
économie de temps » dit le marchand, « les experts ont fait des
calculs, on épargne cinquante trois minutes par semaine et on en
fait ce qu’on veut ». « Moi, dit le Petit Prince, si j’avais cinquante
trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une
fontaine ».
Ce « je marcherais », c’est le courage de chaque matin, de
chaque jour. Ce « doucement », c’est un « ne perdons pas notre
temps à nous dépêcher », ralentissons le rythme frénétique de nos
vies. Ce « vers une fontaine » c’est chercher l’essentiel qui n’est
pas achetable, qui est peut être la source du bonheur en nousmêmes
et avec les autres, en traversant parfois les déserts du Petit
Prince avec ce courage de la goutte d’eau qui est de tomber
quelquefois ou souvent dans le désert.
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Remarques terminales sous la forme de quatre réflexions
1-Une des leçons des résistant(e)s est donnée par Adam Michnik,
historien et dissident polonais, qui écrivait : « Dans la vie d’une
femme, d’un homme, peut venir un moment où pour dire simplement
ceci est blanc ceci est noir, il faut payer très cher. Ce peut être le prix
de la vie. A ce moment là le problème principal n’est pas de connaître
le prix à payer mais de savoir si le blanc est blanc, et si le noir est noir.
Pour cela, il faut garder une conscience. »
Cela signifie clairement que la conscience doit être au-delà de
tous les marchandages. Peut même venir un moment où il faut
désobéir à ses chefs face à des ordres inhumains et obéir d’abord à
sa conscience. Cette désobéissance peut parfois se faire au prix de
sa propre vie.
2-L’expression « donner sa vie » pour ceux et celles que l’on
aime, n’est-elle pas prise quelque fois dans le sens suivant : ce que
j’ai de plus précieux c’est probablement ma vie, je la donne pour
quelque chose qui, à mes yeux, à mon coeur, à mon esprit, est
encore plus précieux : les vies des personnes qui me sont
« chères »au sens de bien-aimées…
Il y a aussi des personnes qui donnent leurs vies pour d’autres
qu’elles ne connaissent pas,les exemples sont nombreux,ainsi celui
qui intervient pour sauver un inconnu et qui en meurt, ainsi bien
sûr ce même acte engagé de façon collective pour sauver un
certain nombre de personnes.
De façon plus générale et sans aller jusqu’aux situations
extrêmes c’ est ici le fameux retournement de la question du
risque, plus facile à dire qu’à faire. Au lieu de se demander
« qu’est-ce que je risque si je vais dans tel lieu pour être solidaire
de l’autre? » on se demande « qu’est-ce que l’autre risque si je
n’y vais pas? » L’articulation entre le risque et la prudence, sur le
terrain, est loin d’être toujours facile.
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3-En ce moment de réflexion sur le prix de la vie peut-être pourrionsnous
, symboliquement dans nos esprits et nos coeurs, jeter quelques
instants à la poubelle toutes les calculatrices.
Comme le Petit Prince, marchons vers les fontaines de l’amitié,
de l’amour, de la fraternité, de la tendresse, d’une certaine qualité
de relations humaines.
Formulons les alternatives ci-dessous en termes radicaux même
si, nous le savons bien,entre les lumières et les ténèbres il y a les
entre-deux, très nombreux, personnels et collectifs:
vouloir être humains au lieu d’être calculateurs,
se mettre debout au lieu de ramper,
partager au lieu d’amasser,
entrer en solidarité au lieu de dominer,
devenir des êtres humains,en personnes,en peuples et en
humanité, libres, debout et solidaires, en un mot : vivants !
4- Enfin en écoutant le merveilleux hymne à la vie ( en 1854) du chef
indien Seattle, on entend que la vie n’a pas de prix, nous faisons partie
du vivant, « notre mère la Terre est le foyer de l’humanité »: « Le
vent qui a donné à mon grand-père son premier souffle a aussi
reçu son dernier soupir. Le murmure de l’eau c’est la voix de mon
père. Les rivières sont mes soeurs, l’air partage son esprit avec
tout ce qu’il fait vivre ».
JML