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Noir-blanc, nuit-jour, ténèbres-lumières…
Ce texte a vu le jour à la suite d’une question d’un étudiant en 1998 qui
m’avait demandé « Pourquoi le noir est-il souvent symbole de tristesse ? », je
lui avais répondu huit jours après en faisant partager ce texte dans l’amphi,
par la suite je l’ai donné aux étudiants de master ces dernières années.A
chaque fois que je le lisais nous partagions une vive émotion. Ce texte a été
remanié pour les lecteurs lectrices du site.
Introduction :
«Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment, il s’en va dans l’abîme et
s’en va dans la nuit. Dur labeur! Tout est noir,tout est froid; rien ne luit. »
Le pêcheur, de « La légende des siècles » » de Victor Hugo , ne symbolise-t-il
pas cette épaisseur, cette profondeur, cette force du noir à affronter, celle du
noir de l’océan, dans lequel il s’enfonce chaque nuit ? Mais, en même temps, il
part avec une petite lumière sur sa barque et dans son coeur, celle du nid
d’amour de sa « cabane pauvre mais bien close ». Oui, depuis des siècles on l’a
écrit : « chaque homme dans sa nuit s’en va vers la lumière ».
Cette opposition entre noir-blanc, nuit-jour, ténèbres-lumières est
omniprésente à travers le temps, les pays, les civilisations.
Le noir est-il toujours synonyme de désagréments, de tristesses, de
souffrances, de malheurs ?
Qu’est-ce qu’il y a de culturel entre ces différentes oppositions, ne sont-elles
pas à la fois réelles et relatives ? Réelles et relatives du point de vue des
cultures, et du point de vue naturel : jour et nuit, cela correspond certes à une
lutte des contraires mais n’est-ce pas plus compliqué que cela, même dans la
nature ?
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Pour essayer de dissiper les brouillards nous envisagerons tour à tour deux
séries de réflexions : noir-blanc, nuit-jour, ténèbres-lumières : des oppositions
culturelles à la fois réelles et relatives(I), des oppositions naturelles à la fois
réelles et relatives(II).
I- Noir-blanc, nuit-jour, ténèbres-lumières : des oppositions culturelles à la
fois réelles et relatives
A-En premier lieu, longue est la liste, même indicative des aspects qui
apparaissent ou qui sont négatifs, désagréables, mortifères, inquiétants ou
dramatiques liés au noir.
Voir tout en noir, avoir des idées noires, broyer du noir, songer à de noirs
desseins, mûrir de noirs projets, établir une liste noire, série noire, lundi noir
(pas que le lundi d’ailleurs…), année noire, messe noire, magie noire, « les
forces du noir » dit-on dans le fantastique et dans l’écologie aussi (en qualifiant
ainsi des pays et des groupes charbonniers), pays obscurs, pays des lumières,
disaient des théories et des pratiques historiques… Et puis voilà l’amour qui
triomphera un jour des forces des ténèbres, comme le dit un poète(P.Eluard) :
« Nous nous aimerons tous et nos enfants riront de la légende noire où pleure
un solitaire. »
Et puis la conscience, celle par exemple des résistants, des résistantes qui, face
à une oppression insupportable, face à une injustice intolérable nous ont dit,
nous disent et nous diront(Ainsi Adam Michnik) : « dans la vie de chaque
homme, de chaque femme peut venir un moment où pour affirmer
simplement : « Ceci est blanc, ceci est noir », il faut payer très cher, ce peut
être jusqu’au prix de la vie, à ce moment là le problème n’est pas seulement
de savoir le prix à payer mais de savoir si le blanc est blanc et si le noir est noir,
pour cela il faut garder une conscience. »
B– En second lieu : longue est aussi la liste indicative du noir
synonyme d’aspect positifs, agréables, solennels, porteurs de beauté, de vie,
d’espoir.
« Le petit noir » café du matin ou de midi, des vêtements que l’on aime, des
robes noires d’avocats et de juges, des romans noirs, « Le Rouge et le Noir »,
des films noirs que l’on apprécie, l’humour noir (que l’on peut aussi ne pas
aimer), un tableau noir qui nous a laissé d’heureux souvenirs, des drapeaux
avec du noir qui sont près d’une quarantaine sur cent quatre vingt seize, une
nuit noire dans laquelle on se perd dans les étoiles et dans les visages aimés
que l’on devine avec un petit clair de lune, et puis pour le ballon ovale en quart
de finale ce fut le miracle bleu et le fiasco noir des All Blacks… et quelques
temps après le fiasco noir des bleus…
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C- En troisième lieu : on peut penser que les perceptions que l’on a du
noir sont, pour une part, les produits de multiples cultures.
Ainsi par exemple le drapeau noir des anarchistes est synonyme pour eux de
révolte, de résistance, de refus des maîtres et des frontières, pour d’autres il
est synonyme de peurs, d’autorités remises en cause, de désordres.
Et dans « Les Fleurs du Mal » il est encore évoqué autrement : « de longs
corbillards sans tambours ni musique défilent lentement dans mon âme.
L’espoir, vaincu pleure, et l’Angoisse, atroce, despotique, sur mon crâne incliné
plante son drapeau noir »(Baudelaire).
Ainsi également l’exemple du deuil. Il est certes accompagné dans de
nombreux pays entre autres de vêtements noirs mais, ici ou là, le blanc est
parfois la couleur de la mort ; il symbolise aussi la mort de la mort, le masque
blanc est souvent interprété comme servant à éloigner les malheurs. Dans
certains pays, enfin, on trace sur le front du défunt une ligne peinte en noir,
dans d’autres pays une ligne peinte en blanc…
D- En quatrième et dernier lieu : Comment ne pas évoquer les droits de
l’homme par rapport au respect ou à l’absence de respect de personnes, de
groupes, de telle ou telle race ?
Terrible « Code noir », gigantesques et dramatiques traites des esclaves noirs,
inégalités criantes de situations de noirs dans tel ou tel pays, le continent noir
mis de côté dans le commerce international, exclu d’un accès massif et bon
marché aux médicaments contre le SIDA, de même continent noir pillé de ses
matières premières et livré aux noirs calculs financiers d’industriels et de
politiciens qui, à travers des ventes d’armes , contribuaient ou contribuent à
créer des poudrières de futurs conflits armés…
Comment en même temps ne pas évoquer les luttes d’émancipation, de
libération, les souffles des droits des peuples à disposer d’eux- mêmes, les
combats contre les racismes… l’auteur de « la force d’aimer »(Martin Luther
King), avant d’être assassiné en avril 1968, avait rêvé tout fort devant une foule
immense le 28 août 1963 : « Je fais encore le rêve qu’un jour sur les rouges
collines de Géorgie les fils des anciens esclaves pourront s’asseoir ensemble à
la Table de la fraternité. » Lutter contre les racismes : « j’ai frappé à ta porte,
j’ai frappé à ton coeur, ouvre-moi mon frère, je ne suis pas un noir, un rouge,
un jaune, un blanc, je ne suis qu’un homme, ouvre-moi mon frère.»(René
Philombe)
Sans oublier, aussi, la merveilleuse chanson d’hommage de Claude Nougaro à
Louis Armstrong : « blanc de peau, noir de peau, Armstrong ce serait rigolo que
nos os soient noirs ou blancs »…
Telle est cette opposition du point de vue culturelle. N’est-elle pas également
réelle et relative dans la nature ?
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II- Noir-blanc, nuit-jour, ténèbres-lumières : des oppositions naturelles à la
fois réelles et relatives.
A- En premier lieu il existe de nombreuses variabilités naturelles :
ici des mois entiers sans jour, là des jours qui s’allongent, des nuits qui
raccourcissent ou l’inverse, et ici ou là des frontières, des passages, plus ou
moins rapides, plus ou moins lents du jour à la nuit, de la nuit au jour.
Sans oublier, comme le dirait un enseignant, que la nuit se termine et que le
jour commence vraiment lorsque l’on reconnaît dans chaque visage d’un
homme ou d’une femme celui d’un frère ou d’une soeur, avant cela il fait
encore nuit.
Et puis ces variabilités naturelles ne le sont pas toujours, voilà des activités
humaines qui les perturbent gravement, le réchauffement climatique qui en
particulier entraine une fonte rapide du blanc de l’Arctique, avec le Groenland
cette disparition serait problématique pour l’humanité, mais l’élévation du
niveau des océans, si l’Antarctique disparaissait, serait apocalyptique, le jour la
nuit, le noir le blanc n’auraient plus personne pour les regarder et les vivre…
B – En second lieu : pour l’instant en tout les cas ils sont bien là les êtres
humains, au milieu des ténèbres , des lumières et des entre-deux.
Comme la journée mais aussi avec de multiples différences, la nuit voit se
succéder peines, joies, solidarités, résistances, amitiés, amours, haines,
réconciliations…
Certains se demandent si ça n’est pas la nuit que les premiers hommes auraient
utilisé le langage pour communiquer, pour dépasser leurs peurs, le langage qui
aurait vu le jour grâce à la nuit, au milieu du noir de la nuit !
Merveilleuse est, aussi, cette chanson d’un auteur qui aimait bien le drapeau
noir (Léo Ferré) : « …les gens il conviendrait de ne les connaître que disponibles
à certaines heures pâles de la nuit, avec des problèmes d’homme, simplement
des problèmes de mélancolie. »
Et les nuits heureuses d’un film dans lequel le merveilleux acteur Gérard Philipe
se jetait tous les soirs sur son lit pour vite s’enfoncer dans la nuit de ses rêves
et dans les lumières de ses amours…
Et de longues nuits difficiles, souffrantes, quelquefois bien noires, de malades
qui attendent l’aube.
Comment ne pas penser à ces veilleurs, debout ? « Le monde peut s’endormir
lassé par le malheur. Le veilleur est debout : il fait confiance à l’aurore. Il faut
veiller : le veilleur a confiance au nom des autres. » (Jacques Leclercq)
Enfin comment ne pas évoquer ces moments si importants au coeur, au corps
et à l’esprit de certains, de beaucoup peut être, parmi vous : ceux de la fête au
coeur de la nuit, des visages un peu éclairés qui éclatent de rire ou qui
tremblent d’émotion dans la douce pénombre des confidences, à ces fêtes
peuplées d’émotions et de rires partagés.
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C- En troisième lieu : le voilà, bien sûr, le cosmos, l’univers.
C’est celui de l’enfant qui demande « pourquoi la nuit est-elle noire ? ». C’est
aussi la lumière du soleil qui disparaît dans le terrible ouvrage scientifique
(Ehrlich, Sagan, Kennedy, Roberts, éditions Belfond,1985) « Le froid et les
ténèbres » décrivant les effets de poussières issues de l’horreur nucléaire et
faisant disparaître toute vie en quelques mois pendant lesquels les survivants
finiraient par envier les morts.
C’est également le Soleil, nous dit-on, qui dans un milliard d’années, avant de
totalement refroidir trois milliards d’années plus tard, aura grillé, calciné
jusqu’à la moelle notre bonne vieille Terre devenue ainsi … toute noire.
Ce sont les « trous noirs », régions de l’espace dont le champ de gravité est si
intense que rien ne peut en sortir, tout y serait vampirisé même la lumière,
existeraient aussi les super trous noirs au coeur des galaxies. « Le silence
éternel de ces espaces infinis m’effraie » : qu’aurait dit l’auteur de cette
pensée (Blaise Pascal) devant l’hypothèse récente d’univers, au-delà de celui
que nous connaissons aujourd’hui, qui ne seraient peut-être ni noirs ni
lumineux mais totalement vides ?
Ne sommes-nous pas, là, à travers les chances et les limites de l’observation,
dans des sciences de l’univers qui voisinent avec la métaphysique ?
D – Mais alors en quatrième lieu, peut-être tout est-il plus ou moins
interdépendant : nature et culture, blanc et noir, jour et nuit, lumières et
ténèbres, peut-être tout est-il à la fois en contradictions et, en même temps,
tout est-il dans une globalité, les unités et les diversités ?
Dans une astrophysique et une métaphysique bouillonnantes certains se
demandent ce qu’il y avait avant le big-bang et ce qu’il y a dans un trou noir.
Dans chaque trou noir on peut imaginer qu’il y a peut-être un big-bang c’est-àdire
un nouvel univers, une sorte de phénix renaissant de ses cendres.
Ne pourrions-nous ajouter que, quand ils existent, dans les « trous noirs » de
nos vies personnelles et collectives il y a peut-être des big-bangs qui attendent,
pour voir le jour, entre autres nos volontés. Rainer Maria Rilke, l’un des
merveilleux poètes de la solitude, avait écrit (« Lettres à un jeune
poète » ,1929) : «Toutes les choses terrifiantes sont peut-être des choses sans
secours qui attendent que nous les secourions ».
De façon aussi émouvante le panache de Cyrano nous le redit sans cesse :
« C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. »
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Remarques terminales :
Pour terminer j’aimerais vous faire partager un moment qu’il m’est arrivé de
vivre plusieurs fois dans différentes occasions et que vous vivrez sans doute, si
ça n’est déjà fait, à l’intérieur d’une musique, d’une chanson, d’un livre, d’un
film, d’un cours, d’une manifestation, d’une rencontre, d’un voyage …
Vous sentirez alors affectivement, intellectuellement, presque physiquement,
comme les pas de ceux et celles qui vous ont précédés et les pas de ceux ou
celles qui vont vous suivre.
Ce que je décris ci-dessous en quelques lignes n’est que le produit de mon
imagination, cela après avoir vu le film lumineux de Stanley Kubrick, « 2001,
l’Odyssée de l’espace » et n’a que peu à voir avec le début du film où se
déclenche une attaque entre tribus. C’est ce chef d’oeuvre qui, pourtant, m’a
permis de penser à nos premiers ancêtres de la façon suivante.
Nous voilà plongés dans une grande nuit noire, au milieu de plaines, de
montagnes et, là, on aperçoit, sans qu’ils nous voient, quelques ancêtres de nos
ancêtres du fond des âges qui sont assis, un peu éloignés les uns des autres.
Ils scrutent la nuit noire, leurs regards sont pleins d’angoisses et d’espoirs. De
temps en temps des bruits, des morceaux de paroles sortent de leurs bouches.
Ils vivent cette nuit noire, ils la fuient en l’aimant, ils l’aiment en la fuyant.
Peu à peu ils se regardent, ils se rapprochent les uns des autres, on sent qu’ils
ont moins peur, moins froid. Certains se tiennent même par les épaules.
Le silence est alors déchiré par un objet lumineux qui tombe du ciel. Cette
lumière qui arrive n’est-elle pas comme un reflet de leur fraternité naissante ?
Oui, du fond des âges voilà nos ancêtres qui se sont serrés les uns contre les
autres, comme pour donner symboliquement, en ces quelques minutes pleines
d’étoiles, à tous ceux à toutes celles qui allaient les suivre, le meilleur d’euxmêmes.
Les voilà échangeant non pas leurs terreurs mais partageant leur fraternité.
Les voilà, nous voilà fraternisés par des périls et des projets communs. Les
générations d’êtres humains nous disent à leurs façons : nous croyons à la
fraternité, à l’amitié, à l’amour, qui brisent les solitudes et changent les destins.
Du fond des âges du passé jusqu’à nos jours, de nos jours jusqu’à l’autre fond
des âges du futur, ne sommes-nous pas côte à côte avec tous ces témoins
d’humanité qui luttent contre les forces de mort ?
Du fond des âges ils étaient hier, nous sommes aujourd’hui, de l’autre fond des
âges ils seront demain au coeur de ces nuits si noires, de ces aubes si
lumineuses , de ces mélanges et de ces successions d’obscurités, de grisailles,
et de lumières.
JML