définitions et fondements, formes et moyens, obstacles et
limites
Après avoir longtemps enseigné, écrit, milité, le moment m’a semblé venu de
partager une synthèse sur les résistances, petites et grandes, personnelles et
collectives, modérées et radicales, celles des personnes et des mouvements
sociaux mais aussi d’autres acteurs locaux, nationaux, internationaux.
Pourquoi , sans tomber dans le confusionnisme, réfléchir en un seul texte,
aux enjeux, aux adversaires, aux moyens de résister à une fatigue, une
accoutumance, un ouragan, une discrimination, une injustice criante, une
liberté assassinée, une marchandisation effrénée, une compétition mortifère ?
Réfléchir pour mieux comprendre des mécanismes communs, différents ou
opposés, donc éventuellement d’être, ici ou là, un peu plus opérationnels,
Réfléchir pour rechercher et partager des flammes et des souffles de
résistances passées, présentes et à venir.
(Face à une lecture de trente pages on pourra par exemple lire tour à tour
chacune des trois parties. On « résistera » ainsi à la tentation du tout … tout de
suite …ou du rien … c’est trop long.)
-Elles brûlent encore ces deux flammes symboliques, celles d’Antigone et de
Gavroche.
Il y a près de 2500 ans, dans la tragédie grecque de Sophocle, Antigone enterre
son frère malgré les lois et se suicide en enlevant ainsi au pouvoir sa victoire. Il
y a plus de 150 ans, dans le roman de Victor Hugo « Les Misérables »,
Gavroche bondit sur la barricade puis, fauché par la mitraille, il quitte la vie en
chantant.
-Oui, l’un et l’autre sont restés debout, resistere de stare, être debout.
L’étymologie du mot est parlante. Camus écrivait « Le révolté, au sens
étymologique, fait volte-face. Il marchait sous les fouets du maître. Le voilà qui
fait face. »
– Quant à la graphie du verbe résister elle est magnifiquement soulignée par
un auteur qui écrit : « Il est des mots dont la graphie semble incarner
mystérieusement le sens. Ainsi du beau verbe résister avec ses deux r, ses deux
e, ses deux s qui entourent symétriquement son i, comme s’il s’agissait de le
préserver, de le garder précieusement en vie .Car résister c’est d’abord cela :
maintenir intacte la flamme fragile, éphémère de l’existence : tenir : survivre ».
(« Résister. Le prix du refus », sous la direction de Gérald Cahen, Editions
Autrement, Série Morales, 1994 ,4ème de couverture).
-Si l’on veut, au départ d’une réflexion, essayer de dresser un inventaire
indicatif, que vous modifieriez et complèteriez vous-mêmes, on est vite
submergé par une énumération impressionnante.
Qu’est-ce qui résiste ? La pierre, le marbre, le chemin, la route, le pont, le
monument, les archives, la maison, l’immeuble, le village, la ville, les dernières
traces humaines sur la Terre pendant au moins un certain temps si l’homme
disparaissait. Résistent aussi la montagne, les cours d’eau, le littoral, le sol, le
feu, la pluie, le vent…
Qui est-ce qui résiste ? Le vivant, autrement dit les animaux, les arbres, les
plantes, les êtres humains- enfants, adolescents, adultes, vieillards, hommes,
femmes- On résiste en personne, en famille, en communauté, en peuple, en
génération, en humanité…
Au nom de quoi résiste-t-on ? Au nom du passé, d’ ancêtres, de victimes, de
luttes menées, d’avancées acquises, au nom de son enfance, de la mémoire, mais
aussi du présent, des personnes proches et lointaines, mais aussi de l’avenir, des
générations futures, de l’espoir, de l’espérance, on résiste au nom de la morale,
de l’éthique, de la laïcité , de la religion, du droit que l’on veut changer, créer,
ou respecter, on résiste au nom de principes, de valeurs qui s’appellent égalité,
liberté, démocratie, justice, paix, au nom de la fidélité à soi-même et à d’autres,
au nom de promesses que l’on veut tenir…On résiste au nom de l’intérêt
commun, des biens communs, de l’idée d’humanité.
A quoi résiste-t-on ? Au froid, à la chaleur, aux intempéries, aux causes et aux
effets de l’ensemble des problèmes drames et menaces que constituent les
changements climatiques. On résiste à des tentations (Oscar Wilde disait « Je
peux résister à tout… sauf à la tentation »), on résiste à des gourmandises, des
colères, des jalousies, des chagrins d’amour, des passions, à des paroles et des
attitudes blessantes, à des caractères difficiles, à la bêtise, à des rumeurs, des
idées reçues , des changements injustes mais aussi justes, à des habitudes que
l’on voudrait changer, on résiste à des accoutumances et à des dépendances.
Bien sûr aussi à la fatigue, au sommeil, à l’ennui, à des peurs de la nuit …et du
jour, à de mauvais souvenirs, au poids des années, à la vieillesse, aux
souffrances, aux maladies, au détachement, à la mort-la sienne, celles de ses
proches et de ses amis- aux angoisses et aux peurs qui peuvent les accompagner.
Et puis vient une longue énumération de grandes résistances à travers les temps :
résistances à la guerre et dans la guerre, à la course aux armements, à la baisse
ou à la hausse des budgets militaires, résistances pour créer et appliquer une
justice pénale internationale, résistances innombrables face aux injustices
économiques, sanitaires, sociales, politiques, environnementales, culturelles,
territoriales, résistances face aux discriminations, aux intégrismes, aux racismes,
aux terrorismes, résistances face à des dominations masculines et aux luttes pour
les libérations des femmes, résistances face au durcissement du contrôle des
migrations, résistances face à la traite, à l’esclavage, à la torture, aux dictatures,
aux totalitarismes, ceux du stalinisme, du nazisme et des khmers rouges, et aux
génocides, ceux des arméniens, des juifs, des tziganes, des cambodgiens, des
rwandais. Sans oublier les résistances au système productiviste , système
condamnable et condamné : celles de remises en cause des modes de production,
de consommation et de transports écologiquement non viables, celles de
remises en cause d’une techno science souvent au service de puissances
financières et non du vivant , celles contre la marchandisation du monde, celles
contre une mondialisation compétitive et irresponsable à l’opposé d’une
mondialisation solidaire et responsable.
A ces énumérations s’ajoutent celles de noms de personnes et de collectivités
que nous retrouverons au moment d’examiner les formes des résistances.
« Penser c’est dialoguer avec la complexité » dit Edgar Morin. Pour mieux
comprendre cette diversité qui semble inépuisable, pour y voir plus clair dans
les objectifs, les enjeux, les moyens entre des résistances très différentes, celles
par exemple à une dépendance, une tempête, une injustice, une dictature, une
destruction environnementale, nous proposerons une analyse qui se voudrait
globale, critique et prospective. Cette réflexion pourrait se dérouler en trois
temps : d’abord autour du socle, des « pourquoi » résister, ce seront les
définitions et les fondements des résistances (Ière partie), ensuite autour du
« qui » résiste, « à quoi » et « comment », ce seront les formes et les moyens des
résistances (IIème partie) , enfin viendront les questions des difficultés
rencontrées et celles « du jusqu’où » résister, ce seront les obstacles et les
limites des résistances (IIIème partie) .
PREMIERE PARTIE-LES DEFINITIONS ET LES FONDEMENTS DES
RESISTANCES
Arriver à cerner les définitions des résistances ne permet-il pas de mieux se
situer par rapport à telle ou telle résistance ? (A) Comprendre quels sont leurs
fondements ne demande-t-il pas une analyse globale ? (B)
A-LES DEFINITIONS DES RESISTANCES
Nous proposons de les déterminer à partir de deux critères qui devraient éclairer
chaque définition. Quelles parts ont les volontés dans les résistances ? Comment
les résistances s’inscrivent-elles dans le temps ? Les volontés et le temps
permettent, semble-t-il, de dégager quatre définitions correspondant à quatre
séries de situations.
1ère définition : Beaucoup de résistances proches et déjà au-delà de
mécanismes naturels de défense.
Dans ces résistances les volontés ont malgré tout une certaine présence mais très
variable et le déroulement du phénomène est souvent rapide. Quels sont les
éléments qui constituent ces résistances ? Nous en proposerons deux.
-En premier lieu certaines résistances correspondent à des mécanismes
naturels de défense. Il s’agit de réactions immédiates, rapides, elles sont
involontaires face à ce que l’on pourrait appeler un stimulus. Ce mécanisme va
se déclencher avant toute réflexion donc, a priori, indépendamment de la
volonté .C’est un réflexe inné, défensif que l’on trouve chez les êtres humains,
les animaux, les végétaux. On parle de réflexe vital, d’instinct de conservation,
par exemple face au froid, au réchauffement, à une douleur…
-En second lieu ces résistances ne sont-elles pas, pourtant, ici et là, déjà plus
qu’une défense naturelle ? Trois raisons au moins vont dans ce sens et font
dire à certains qu’il y a « une impossibilité de donner une définition purement
naturaliste de la résistance de l’organisme. » (« Une devise pour l’organisme »
par Anne-Marie Moulin, dans l’ouvrage « Résister » déjà cité). D’abord même
quand on résiste ainsi on peut avoir des marges de manoeuvres, certains choix
possibles. Par exemple on peut apprivoiser certaines peurs, il y a donc de l’inné
mais aussi de l’acquis c’est-à-dire de l’idéologique, de l’éducatif, du social, de
l’économique, par exemple face à ce que l’on appelle des « maladies de l’hiver »
certes les stratégies de défense de notre corps sont là mais existent également
des façons d’aider notre organisme à se défendre, on peut stimuler des défenses
immunitaires par des plantes médicinales, par des vitamines. Ensuite les
mécanismes de défense sont inégaux selon les personnes, certaines sont par
exemple plus frileuses que d’autres, et des inégalités existent également selon
les groupes, par exemple les maladies cardiaques chez les femmes sont, dit-on,
sous-diagnostiquées parce qu’elles peuvent former des caillots sanguins plus
silencieux .Enfin il peut arriver que des mécanismes de défense soient
synonymes d’erreurs, par exemple face à des menaces que l’on croyait exister
mais qui étaient des peurs sans objet.
2ème définition : Les innombrables résistances quotidiennes par rapport à
soi-même et à d’autres.
Dans ces résistances les volontés sont présentes, elles sont très variables dans
leur durée.
-Des résistances à soi-même varient selon ses choix de vie, son tempérament,
sa santé, son entourage et selon les circonstances. Ainsi face au sommeil, à des
fatigues, des efforts, des maladies, face à des situations et des décisions qui nous
contrarient…On le sait aussi des résistances, des forces peuvent « nous
manquer, nous abandonner. ».
-Et puis dans nos rapports avec les autres, on peut vivre des résistances dans
des lieux quotidiens, autrement dit dans la famille, l’éducation de ses enfants et
petits enfants, dans ses amitiés, sa profession, dans l’administration, les moyens
financiers, le commerce, les transports, les voyages, les spectacles…Dans
l’administration on ne résiste pas toujours au rire quand elle vous écrit « Votre
dossier est vide de toutes pièces manquantes » ou bien « Vous pouvez payer en
plusieurs fois à condition de tout régler d’un coup » ou bien « Comme chaque
année nous avons égaré votre dossier. »
-Il arrive aussi que l’on abandonne des résistances par lassitude, par peurs de
complications ou de conflits qui s’enveniment, par lâcheté dans la fuite, ou par
volonté de ne plus recevoir de coups et de trouver un peu de calme voire une
certaine sérénité.
3ème définition : De nombreuses résistances, témoignages d’actes culturels.
Elles représentent un ensemble de volontés et se construisent dans le temps.
Quels sont les éléments qui constituent ces résistances ? On peut en recenser au
moins cinq.
-En premier lieu l’acte culturel repose sur un socle, celui de valeurs, c’est-àdire
ce à quoi l’on croit. Ces valeurs les plus connues, qui ont vu le jour grâce à
de nombreuses résistances à travers le temps, sont celles de la culture humaniste,
elles correspondent également à la devise de la République française : liberté,
égalité, fraternité .Ces valeurs se sont traduites peu à peu par les droits de quatre
générations, les deux premières sont reconnues au niveau international par les
deux Pactes internationaux des droits de l’homme, les droits-libertés c’est-à-dire
les droits civils et politiques (qui sont les droits de), les droits-égalités c’est-àdire
les droits économiques sociaux et culturels (qui sont les droits à).La
troisième, celle des droits-solidarités, qui sont les droits au développement, à
l’environnement et à la paix, voit le jour, on va, trop lentement, vers la
consécration d’un Pacte international du droit à l’environnement, la paix attend
toujours son Pacte, des textes existent sur le droit au développement durable.
Une quatrième génération de droits est en gestation, celle des droits des êtres
humains par rapport à la techno science, par exemple relatifs à la bioéthique et
au clonage, ou bien à un droit à l’interdiction des recherches sur les armes de
destruction massive.
Ajoutons que des personnes, des communautés, des organisations, des
mouvements, de façon modérée ou radicale, ne veulent pas adhérer à ces
valeurs et, par exemple, se prononcent pour un repli sur soi, une fermeture voire
une haine de l’étranger et sont porteurs d’injustices, d’atteintes aux libertés.
Camus écrivait « Le révolté oppose ce qui est préférable à ce qui ne l’est pas.
Toute valeur n’entraine pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque
tacitement une valeur. »
-En second lieu ce sont donc les atteintes à une ou plusieurs de ces valeurs
qui donnent le jour à des résistances. « Indignez-vous ! » proclamait Stéphane
Hessel .En effet l’indignation est le terreau de la résistance. Elle apparait dans
les domaines qui correspondent à l’ensemble des activités humaines. Il s’agit des
atteintes à la démocratie (liberté), à la justice (égalité), à la paix et à
l’environnement (fraternité). En témoignant de son engagement dans la
résistance Edgar Morin affirmait : « Je faisais quelque chose qui me semblait
juste et bien. » Adam Michnik, ancien militant de l’opposition polonaise,
écrivait : « Dans la vie de chaque homme vient un moment où pour dire
simplement ceci est noir ceci est blanc il faut payer très cher. Ce peut être le prix
de la vie. A ce moment le problème n’est pas de connaitre le prix à payer mais
de savoir si le blanc est blanc et si le noir est noir. Pour cela il faut garder une
conscience. » Donc l’indignation est synonyme du « trop c’est trop », de
l’écoeurement, de l’inacceptable. Cette révolte et cette colère apparaissent le
plus souvent face aux injustices. Jean Carbonnier, auteur d’un ouvrage juridique
célèbre (Flexible droit, LGDJ, 1969), constatait que « La découverte de la
justice est tantôt illumination à l’horizon lointain, tantôt éclair qui déchire la
conscience. » Ainsi, de façon lente ou brutale, on entre en résistance.
– En troisième lieu cette indignation se traduit concrètement par un refus,
un non.
Plutarque, philosophe et biographe de la Rome antique, cité par Montaigne puis
de nos jours par exemple par Edwy Plenel (« Dire non », éditions Don
Quichotte, 2014) affirmait : « Les habitants d’un pays étaient tombés en
esclavage pour ne pas savoir prononcer une seule syllabe : non. »Voilà qui peut
rappeler cette pensée du philosophe Alain : « Penser c’est dire non. Remarquez
que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue
la tête et dit non(…) » (Alain, Propos sur les pouvoirs, « L’homme devant
l’apparence »,19 janvier 1924, n° 139). On refuse de « s’adapter» au scandaleux,
à l’intolérable, à l’inhumain. Ce refus peut se manifester en paroles et il peut
prendre corps en actes. N’écoutez pas seulement ce qu’ils disent, regardez
surtout ce qu’ils font.
-En quatrième lieu cette indignation peut aussi prendre souvent la
dimension du « nous » qui devient essentielle. Le fondateur de Mediapart
lançait un « appel au sursaut » : « Dire non pour inventer tous ensemble notre
oui. » ( Edwy Plenel « Dire nous », éditions Don Quichotte) 2016).On s’indigne
au nom du bien commun, au nom de l’intérêt collectif, au nom de l’idée
d’humanité.
-Enfin en cinquième lieu cette indignation peut aussi s’accompagner d’une
capacité de proposition, d’une utopie créatrice c’est-à-dire prenant les moyens
de se réaliser à travers des alternatives. René Jean Dupuy, juriste
internationaliste, écrivait : « La dimension utopique et prophétique demeure
indispensable dans toute prospective réelle qui implique non pas la simple
extrapolation du passé et du présent mais le moment de la rupture, le moment
de la conscience, le moment de la transcendance de l’homme par rapport à sa
propre histoire. » (René Jean Dupuy, La clôture du système international. La cité
terrestre », puf, 1989).
4ème définition : Des résistances de veilleurs, un état d’esprit face à tout ce
qui détruit le vivant.
A vrai dire la distinction entre l’acte culturel et l’état d’esprit n’est pas
toujours tranchée. On peut passer de l’un à l’autre dans sa vie ou dans une
collectivité, selon le souffle que l’on a et selon les circonstances.
Dans l’état d’esprit de la résistance les volontés sont omni présentes et le temps
est plus ou moins habité par des refus. Deux éléments constituent probablement
cet esprit de résistance.
-En premier lieu : les résistant(e)s deviennent peu à peu des veilleur(e)s. Pour
elles, pour eux « résister c’est exister, exister c’est résister.». L’esprit de
résistance se traduit par des critiques et des insoumissions dans un ou plusieurs
domaines. Le veilleur veille au nom des autres et avec les autres, mais aussi
quelquefois contre eux ou sans eux. Il a une volonté particulière, celle de
détecter le plus tôt possible des atteintes à des valeurs. Le veilleur sait que nos
chemins de bonnes intentions peuvent être pavés de nos renoncements
successifs. Il sait que plus on attend pour résister, plus il va être difficile de le
faire parce que les atteintes aux valeurs deviennent plus nombreuses et plus
dures à combattre et parce que les volontés d’entrer en résistance peuvent se
perdent dans le sable.
-En deuxième lieu cet état d’esprit est d’autant plus porteur qu’il embrasse un
ensemble d’indignations face aux atteintes qui détruisent les êtres humains et
l’ensemble du vivant. L’amour de la vie et de tout ce qui est vivant fait naitre
une colère qui devient inextinguible, c’est-à-dire qu’on ne peut plus l’arrêter
face à ce qui menace, attaque ou tue la vie. Dans son coeur, son esprit et sa vie
on crie du fond de son être « Liberté ! Justice ! Paix ! Vive le vivant ! ».
Indignation, révolte, rupture, résistance ne se dévorent pas mais ont faim
ensemble, elles se complètent, elles s’inclinent les unes vers les autres.
Ainsi, vous l’avez compris, il n’y a pas de cloisons étanches entre ces quatre
séries de situations de résistances. Les deux premières, celles des réflexes et
celles quotidiennes envers soi et d’autres, peuvent être présentes dans
l’engagement d’un acte culturel. Et par exemple aussi on peut penser et agir
dans un acte culturel et être habité peu à peu par un esprit de résistance plus
général.
Telles sont les définitions des résistances, quels sont donc leurs fondements ?
B-LES FONDEMENTS DES RESISTANCES
Saisir l’ensemble des fondements montre que, dans chacun d’eux, il y a , on s’en
doutait, un ciment qui s’appelle le courage. Le philosophe Vladimir Jankélévich
disait : « Il faut commencer par le commencement et le commencement de tout
c’est le courage. »
Oui, les résistances nous appellent « au courage de tous les jours » et à celui de
situations « hors du commun ». Ce courage est le plus souvent à la fois physique
et psychologique, les deux marchent côte à côte, accompagnés aussi d’autres
fondements.
1-Les fondements physiques et biologiques des résistances.
-Par rapport aux fondements physiques nous pourrions distinguer d’une part
l’ensemble des résistances et d’autre part des résistances face à l’horreur.
D’abord existent les résistances quotidiennes hors de l’horreur (qui peut
aussi être quotidienne dans nombre de situations sur terre). Comme le dit le
langage courant il s’agit de « tenir le coup »,de résister dans des épreuves
physiques de santé, de fatigue dans son travail, de tensions familiales, d’ actions
associatives, syndicales, politiques, et de mouvements sociaux qui peuvent
exister même à un âge avancé, Théodore Monod, à plus de 90 ans, jeunait et
marchait pour la paix.
Ensuite existent des résistances physiques au coeur de l’horreur, au coeur de
grandes souffrances collectives. Des personnes, en particulier des enfants des
femmes des vieillards, qui essaient de faire face, surtout au Sud de la planète,
aux drames de la faim, de la misère, de la maladie et de la guerre. En 2014 il y
avait un enfant sur deux (personne de moins de dix huit ans) dans le monde qui
était dans une ou plusieurs de ces situations dramatiques. Egalement des
personnes persécutées, torturées qui essaient de résister au-delà du possible.
Rappelons-nous la fin du discours de Malraux en hommage à Jean
Moulin : « Aujourd’hui, jeunesse, puisse-tu penser à cet homme comme tu
aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses
lèvres qui n’avaient pas parlé, ce jour là elle était le visage de la France. » Et
puis voilà des réfugiés politiques, des migrants économiques, des déplacés
environnementaux de plus en plus nombreux qui résistent physiquement et
psychologiquement pour survivre et faire reconnaitre et appliquer des droits.
Voilà des villageois, des citadins qui se relèvent de catastrophes écologiques et
se mettent à reconstruire. Au milieu de toutes ces situations il en est une que
nous voulions souligner, celle des combattants de la Grande Guerre de 1914-18
qui résistaient pour survivre. Rappelons-nous cet amoncellement d’horreurs en
un seul lieu, celui des tranchées : attaques, mitrailleuses , obus, explosions de
surfaces et souterraines, gaz de combat, combats à la baïonnette et au couteau,
cadavres, cris, plaintes, pleurs, souffrances des blessés, peurs de souffrir et de
mourir, lassitudes, crise de folie, suicides, exécutions pour en appeler à la
combativité, prise de conscience des abattoirs programmés par les folies et les
erreurs du commandement, manques de sommeil, de nourriture et d’eau,
puanteurs multiples, conditions sanitaires catastrophiques, noyades, froid, pluie,
boue, poux, rats, vermine… Oui, c’était bien une forme d’apocalypse, d’enfer
sur terre, comme depuis 1945 dans les conflits armés les résistances physiques
et morales des civils et des militaires ont été et sont souvent surhumaines.
-Par rapport aux fondements biologiques de nombreuses disciplines
scientifiques ont contribué à clarifier les situations.
D’abord les deux hypothèses extrêmes ne sont plus fondées, celle de la seule
« loi des gènes » ou celle du seul « empire du milieu ».
Ensuite sont donc présents, dans des proportions variables, l’inné et
l’acquis. On peut ainsi le penser quant aux résistances pour construire la
démocratie, la justice, la paix, l’environnement. Le Manifeste de Séville en
1986, dans le cadre de l’UNESCO, était écrit par une vingtaine de personnalités
scientifiques -psychologues, sociologues, politologues, biologistes, ethnologues
et éthologues- qui affirmaient en conclusion par rapport à la paix et donc aux
résistances pour la construire et faire reculer la guerre : « Il est scientifiquement
incorrect de dire que la guerre est un phénomène instinctif ou qui dépend de nos
gènes même si ceux-ci ont une certaine influence sur notre manière d’agir, mais
c’est l’influence de la socio culture qui est déterminante. »
2-Les fondements psychologiques et éducatifs des résistances.
-Par rapport aux fondements psychologiques existent au moins deux aspects.
D’abord il s’agit de la question du risque. Simone de Beauvoir pensait que
« c’est dans l’incertitude et le risque qu’il faut assumer nos actes. » Risque et
prudence vont se trouver parfois dans une certaine harmonie, parfois voire
souvent en tensions, en confrontations ou en conflits. Le retournement de la
question du risque, en le schématisant, se fait ainsi : au lieu de se demander
« Qu’est-ce que je risque si j’interviens dans tel et tel conflit ? », on se demande
« Si je n’y vais pas qu’est-ce que les autres risquent ? ». Dans une résistance il
faut arriver à apprivoiser ou à faire taire des peurs, par exemple celle de se
retrouver en minorité, celles liées à sa liberté, sa sécurité, sa famille, son travail,
ses biens. Facile à dire, difficile ou parfois surhumain à faire. On trouve ici
également le rôle important des « lanceurs d’alerte » dont la protection doit être
la plus assurée possible.
Les différents types de répressions ne sont pas rares et peuvent s’étendre à un
pays tout entier. A l’extrême la disparition des opposants a été et reste une
pratique terrible qui donne lieu elle-même à de multiples résistances, ainsi face à
la dictature militaire en Argentine (1976-1983) les Mères de la place de Mai à
Buenos Aires dès 1977 ont réclamé au long des années la vérité sur le sort de
leurs enfants. Les répressions aux résistances peuvent conduire à la clandestinité
ou à l’exil, des luttes peuvent aussi continuer dans ces situations.
Ensuite psychologiquement la résistance s’inscrit dans le non et, aussi , le
oui et le nous.
Deux éléments peuvent accompagner et renforcer ce refus : le « oui » à un
contre projet, à une proposition porteuse, à des alternatives.
Et le « nous » qui marque une solidarité en route et qui veut créer un rapport
de forces.
« Le non, le oui et le nous » peuvent s’appuyer les uns sur les autres et
construire une psychologie de combat, un état d’esprit de résistant.
-Par rapport aux fondements éducatifs
D’abord de façon globale les logiques dominantes du système productiviste
mondial sont fondées sur la soumission et la compétition. Elles ont tendance,
de façons certes très variables selon les lieux, à donner des individus plus ou
moins écrasés (sous la férule de l’obéissance), « désolés » (terme employé par
Hannah Arendt ) (sous l’emprise de la fatalité), isolés (sous l’administration des
peurs), et parfois fanatisés (la fin justifie alors n’importe quel moyen).Au
contraire promouvoir des logiques d’éducation à la paix signifie qu’elles sont
fondées sur la résistance et la solidarité. Celles-ci impliquent de construire
face à l’obéissance l’esprit critique et la responsabilité, face à la fatalité la
formation à l’autonomie, face à l’administration des peurs le respect des
différences, face au fanatisme la mise en oeuvre de moyens conformes aux fins,
respectueuses de l’humain et du vivant, que l’on met en avant.
Ensuite de façon plus spécifique dans l’éducation et dans l’enseignement.
Un psychanalyste, Gérard Mendel (« Pour décoloniser l’enfant »,1977),
affirmait qu’ « un enfant conditionné donnera vraisemblablement un adulte
aliéné ». Il se soumettrait plus facilement aux Grands, au Père de la Nation, à
l’Etat. Cet auteur pensait aussi qu’obéir n’est pas forcément se soumettre. Il faut
distinguer, disait-il, l’obéissance et la soumission à l’autorité. On peut obéir par
consentement volontaire et éclairé. Dans la soumission passive à l’autorité c’est
la volonté de l’autre que l’on exécute.
On peut penser que dans l’enseignement, avec des moyens adaptés aux
différents âges, est essentiel le fait d’insister sur la formation à l’esprit
critique. Ainsi par exemple on peut créer et développer des jeux montrant
différentes inégalités, des cours de lecture critique des médias, des débats dans
une classe… On peut également très tôt, ainsi que l’explique l’ouvrage d’un
enseignant-chercheur, « Apprendre à résister » (Olivier Houdé, Apprendre à
résister, éditions Le Pommier, 2014), « résister à ses propres automatismes pour
activer l’esprit critique. »
3-Les fondements éthiques, politiques et juridiques des résistances.
-Par rapport aux fondements éthiques
D’abord soulignons le fait qu’une résistance peut être inspirée par la religion.
Ainsi par exemple à travers l’histoire du christianisme les actes individuels et
collectifs d’insoumission par rapport au service militaire et à la guerre sont
présents au nom d’une objection de conscience, au nom de lois que l’on estime
supérieures à celles des hommes. Une résistance peut être inspirée par l’esprit
rationaliste, tel que celui de Nicolas de Condorcet, philosophe, mathématicien
et homme politique des « Lumières », qui défend les droits de l’homme et de la
femme-ce qu’il appelait en 1790 « l’admission des femmes au droit de cité »- et
il s’oppose à l’esclavagisme. Condorcet était confiant dans « l’instruction
générale » porteuse de progrès : «Plus un peuple est éclairé plus ses suffrages
sont difficiles à surprendre (…) même sous la constitution la plus libre un
peuple ignorant est esclave. »
Ensuite une résistance peut être aussi inspirée par l’éthique. Différente de la
morale qui est surplombante et qui juge, l’éthique jaillit d’en bas et questionne,
c’est la conscience déchirée, autonome, la conscience qui va s’incarner dans un
acte. On peut parler de « désobéissance éthique », ainsi celle d’ « une résistance
dans les services publics dont les employés refusent « en conscience » de faire
de l’usager un client et de se soumettre au « tout comptable », par exemple dans
l’enseignement (Elisabeth Weissman, Enquête sur la résistance dans les services
publics , Le Monde diplomatique, octobre 2010, p30)
Par rapport aux fondements politiques nous soulignerons simplement deux
idées essentielles, l’une globale relative au productivisme, l’autre plus
spécifique à la résistance.
D’abord le premier fondement politique de la résistance est global.
C’est l’adversaire et l’ennemi le plus gigantesque qui existe depuis environ cinq
siècles : le système productiviste. Chacun, chacune, tous les acteurs, du plus
petit au plus grand, sont concernés parce qu’il englobe tout. Dans ce système les
responsabilités des uns et des autres sont infimes, faibles, moyennes,
importantes ou écrasantes. Il profite à une minorité mondiale mais entraine
l’humanité dans l’autodestruction.
Un système c’est la combinaison d’éléments qui forment un ensemble, système
ici totalisant dans l’espace et dans le temps. Le productivisme a de nombreux
points communs avec le capitalisme, le libéralisme et le néo libéralisme mais, à
notre sens, il est encore plus vaste impliquant une critique de la techno science
qui , loin seulement de libérer les êtres humains, peut contribuer aussi à les
fa ire disparaitre.
Historiquement ce système est né à la fin du Moyen Age, il s’est développé à
travers la révolution industrielle du milieu du XVIIIème en Angleterre et du
début du XIXème en France, enfin il est devenu omniprésent, omniscient,
omnipotent au XXème et au début du XXIème. C’est lui qui fait que, en principe
dans quelques décennies, sauf remise en cause massive et radicale, nos
descendants entreront dans une période inconnue quant à l’avenir d’une grande
partie du vivant.
Ce système n’est-il pas condamnable des seuls faits, par exemple, qu’en
2014 un enfant sur deux dans le monde était en situation de détresse et /ou de
danger (guerres, maladies, misère, catastrophes écologiques) et que les marchés
financiers ont pris une grande partie de la place des conducteurs (Etats,
entreprises) ? Ce système n’est-il pas condamné des seuls faits, par exemple,
qu’en 2014 plus de 4 milliards de dollars sont consacrées chaque jour aux
dépenses militaires mondiales et que des activités humaines entrainent un
réchauffement climatique qui menace l’ensemble du vivant de plus 3° à 6°C
vers 2100 et de plus d’un mètre d’élévation du niveau des mers ? Système
suicidaire qui ne réalise pas le bien commun et qui contribue aux confusions
entre les fins (êtres humains plus ou moins ramenés aux rangs de moyens) et les
moyens (marché mondial et techno science tendant à devenir des fins
suprêmes.)
Les priorités profondes du productivisme, au nombre au moins d’une dizaine,
s’appellent la recherche du profit, la financiarisation, le culte de la croissance, la
course aux quantités, la domination sur la nature, la marchandisation du monde,
la priorité au court terme, l’expropriation d’élus et de citoyens, la compétition,
l’accélération…
Face à la toute-puissance de ce système terricide et humanicide il faut
résister, personnellement et collectivement , c’est-à-dire penser et mettre en
oeuvre des contre mécanismes pour lutter contre la confusion des fins et des
moyens et construire des sociétés et une communauté mondiale à travers des
moyens démocratiques, justes, pacifiques, écologiques.
Ensuite le second fondement politique de la résistance est spécifique. Il est
symbolisé par quatre ouvrages porteurs de quatre idées principales.
Le premier ouvrage en 1550 est celui d’Etienne de la Boétie : « Discours de
la servitude volontaire ». Cet auteur met en avant l’idée selon laquelle si on ne
soutient plus les tyrans leurs pouvoirs s’effondrent. L’ami de Montaigne
écrit « Si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans
frapper, ils demeurent nus et défaits, ils ne sont plus rien, sinon que, comme la
racine, n’ayant plus d’aliment, la branche devient sèche et morte. » Il faut donc
retirer son appui au tyran : « Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà
libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez mais seulement que
vous ne le souteniez plus et vous le verrez, comme un grand colosse à qui se
dérobe sa base, de son poids même, fondre en bas et se rompre.» On peut donc
affirmer qu’il y a certes la capacité de violence des régimes autoritaires et, de
façon plus globale dirait-on aujourd’hui, les forces des dominants financiers et
économiques, mais il y a aussi et surtout la soumission des opprimés, des
dominés qui sont prisonniers de différentes peurs en particulier celles des
répressions. Cet auteur met en avant le principe de non-coopération qui est le
socle de la désobéissance civile.
Le second ouvrage est relatif à la désobéissance civile. Elle est théorisée par un
américain, Henri David Thoreau, dont le texte est publié en 1849 : « Du devoir
de désobéissance civile ».Il ne faut pas être complice de l’injustice que l’on
condamne. L’homme juste affirme sa liberté et sa dignité par un acte
d’insoumission qu’exige sa conscience, cette insoumission de l’individu face à
l’Etat se manifeste en particulier par le refus de l’impôt servant à l’esclavage et
à la guerre. Ces deux oeuvres, celles de La Boétie et de Thoreau, vont inspirer les
théories et les pratiques de la non-violence qui ont vu le jour.
Le troisième ouvrage est en réalité l’oeuvre d’Hannah Arendt, philosophe
américaine d’origine allemande, auteur en particulier en 1951 de « Les origines
du totalitarisme » qui ,en commentant plus tard le procès d’un haut dirigeant
nazi, réaffirme que le processus d’obéissance est fondamental dans le
totalitarisme, même le haut fonctionnaire est préoccupé d’obéir aux ordres, « je
n’ai fait qu’obéir aux ordres » diront de nombreux nazis pour leur défense. Or
vient un moment où l’on doit désobéir aux ordres pour obéir à sa conscience.
Un quatrième ouvrage important est en 1974 celui d’un psychosociologue
américain, Stanley Milgram , « La soumission à l’autorité », dans lequel il
étudie les effets de la punition sur l’apprentissage, punition qui consistait en
décharges électriques administrées par des volontaires recrutés par petites
annonces, décharges envoyées à des compères de Milgram. Cet auteur démontre
que, selon diverses variables des expériences, 60 à 80% des personnes, en
situation d’autorité, sont prêtes à torturer leurs semblables ! Ce que l’expérience
de laboratoire permet de prouver scientifiquement, l’histoire, en particulier celle
des guerres, se charge d’en témoigner. Plus on est intégré dans une structure
plus on s’en dégage difficilement, on obéit aux ordres des chefs même contre
sa conscience. L’obéissance peut ainsi être pourvoyeuse de violence. Il existe
alors un double mécanisme : on s’en remet aux chefs, donc on atténue son
sentiment de culpabilité, et on nie la souffrance de la victime en la dévalorisant,
allant même jusqu’à la qualifier de « sous-homme. »
Par rapport aux fondements juridiques nous en soulignerons quatre
essentiels.
En premier lieu c’est le droit à l’insurrection. On le trouve consacré dans la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 à l’article 35 (voir sur
ce sujet Droit cri-TIC, article de Geneviève Koubi) : « Quand le gouvernement
viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque
portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
C’est donc le peuple, de façon pacifique ou violente face à la répression, qui
sanctionne un coup d’Etat, une dérive autoritaire ou l’instauration d’une
dictature…D’autre part notre constitution actuelle de 1958 dans le premier
point de son préambule « proclame solennellement son attachement aux droits
de l’homme » tels qu’ils ont été définis dans la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789,or celle-ci dans son article 2 dispose que : « Le
but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et
la résistance à l’oppression. » Quelques constitutions d’autres pays consacrent
elles aussi ce droit. D’autre part au niveau international le point 3 du préambule
de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 considère qu’il est
« essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit
pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre
la tyrannie et l’oppression. »
En second lieu voilà le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ne
l’oublions pas : les résistances surtout face à la colonisation, mais aussi face au
régime raciste de l’apartheid, et parfois face aux occupations armées étrangères,
se sont fondées sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
consacré par l’article 1.2 de la Charte des Nations Unies de 1945, par la
« Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux »
de 1960 et par l’article premier identique aux deux Pactes internationaux des
droits de l’homme de 1966.
En troisième lieu c’est le devoir de désobéissance des fonctionnaires. En
France l’article 28 de la loi du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des
fonctionnaires, dispose que tout fonctionnaire doit se conformer aux
instructions de son supérieur hiérarchique. Ce devoir d’obéissance comprend
cependant une exception, celle du devoir de désobéissance qui constitue une
obligation « dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature
à compromettre gravement un intérêt public » Avant et après cette loi les hautes
juridictions françaises sont allées dans ce sens : en 1944 le Conseil d’Etat
considère que le fonctionnaire en question a commis une faute , il devait refuser
l’ordre du maire de donner des allocations chômage à des personnes qui n’y
avaient pas droit, la Cour de Cassation en 1997 considère que le haut
fonctionnaire Papon qui a apporté, à l’instigation des nazis, son concours à la
déportation de personnes, s’est rendu complice d’un crime contre l’humanité, en
2004 cette même Cour condamne tous les gendarmes qui ont incendié une
paillotte corse sur ordre du préfet.
En quatrième lieu on retrouve ce devoir de désobéissance chez les militaires (
Du devoir de soumission au devoir de désobéissance ?Le dilemme militaire,
Céline Bryon Portet, resmilitaris.net).Il y avait eu les désobéissances
affreusement réprimées de 1914-18.Puis celle du général de Gaulle, condamné
à mort par sa double désobéissance, politique face au régime de Vichy et
militaire face au maréchal Pétain. Il y eut aussi la guerre d’Algérie et par
exemple- quel exemple !- ce général, qui deviendra militant de la non-violence,
Jacques de Bollardière, qui dénoncera en 1957 l’usage de la torture pendant la
guerre d’Algérie et sera sanctionné.(J. de Bollardière, compagnon de toutes les
libérations, Editions Non-violence Actualité). Alors que l’obéissance est un des
piliers de l’institution militaire c’est en 1966 qu’un nouveau Règlement de
discipline générale introduit la notion d’ordre illégal, confirmée par le Statut
général des militaires de 1972 puis celui de 2005, le décret de 2005 affirme que
« le subordonné ne doit pas exécuter un ordre prescrivant d’accomplir un acte
manifestement illégal. » Ainsi l’exécution d’un ivoirien, auteur de crimes, faite
par un adjudant affirmant avoir obéi à un général. Cette évolution était en
germe dans le Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg , article
8 : «Le fait que l’accusé a agi conformément aux instructions de son
gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique ne le dégagera pas de sa
responsabilité mais pourra être considéré comme un motif de diminution de la
peine, si le Tribunal décide que la justice l’exige. » Ensuite en s’appuyant sur
des jugements du Tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie des
auteurs, dont la procureure de ce tribunal, Carla Del Ponte, soulignent qu’existe
cette évolution selon laquelle « les militaires ne peuvent plus être considérés
comme de simples exécutants. »
Tels sont les définitions et les fondements des résistances. Qu’en est-il de leurs
formes et de leurs moyens ?
DEUXIEME PARTIE – LES FORMES ET LES MOYENS DES
RESISTANCES
A-LES FORMES DES RESISTANCES
Nous distinguerons les résistances célèbres et celles anonymes, les résistances
personnelles et celles collectives, les résistances modérées et celles radicales,
les résistances en amont et celles en aval, les résistances selon leurs lieux et
leurs domaines, les résistances selon leurs adversaires.
1-Les résistant(e)s célèbres et ceux et celles anonymes.
-On peut distinguer des résistants qui sont entrés dans l’histoire et qui
deviennent très connus dans leur pays et bien au-delà. On évoque ces
personnalités et ces faits de résistance dans l’enseignement, dans les institutions,
dans l’art, et aujourd’hui aussi dans les médias.
Chacun aurait sa propre énumération indicative, vous modifieriez et
complèteriez celle qui suit.
Des figures de résistance dans notre histoire française : Vercingétorix, Jeanne
d’Arc, Bayard, Olympe de Gouges, Gambetta, Jaurès, Clémenceau, De Gaulle,
Jean Moulin et tant d’autres.Sont entrés au Panthéon en mai 2015 quatre
résistants : Geneviève de Gaulle-Anthonioz,Pierre Brossolette,Germaine Tillion
et Jean Zay. Et dans l’histoire d’autres pays : Spartacus, Rosa Luxembourg,
Gandhi, Che Guevara, Churchill, Mandela, moins connus au Guatemala
Rigoberta Menchu, en Birmanie Aung Sans un Kyi , en Chine Liu Xiaobo, au
Pakistan Iqhal Masih, adolescent assassiné pour ses luttes contre l’esclavage.
Viennent aussi les non- violents : Socrate, Etienne de la Boétie , Henri David
Thoreau, Gandhi, Luther King, Sakharov, le Dalaï Lama, Luthuli , Esquivel . Et
puis, trop rapidement, des poètes Aragon, Breton, Desnos, Neruda, des
chanteurs Brassens, Ferré, Ferrat, Joan Baez, des scientifiques Darwin,
Galilée, des artistes Picasso avec « Guernica », Charlie Chaplin avec « le
dictateur »,des éditeurs comme François Maspero,des journalistes résistants
assassinés, comme Anna Politkovskaia, ou emprisonnés, agressés dans
différents pays…Si l’on multiplie aujourd’hui les deux cents Etats par 2 à 20 ( ?
) personnalités selon divers degrés de célébrité on arrive approximativement de
400 à 4000 résistants plus ou moins « cités » dans l’histoire des territoires de
notre Terre. Le chiffre est arbitraire dans la mesure où les territoires ont varié
aux différentes époques, le nombre d’habitants des Etats est très différent, la
célébrité depuis 1945 n’est plus comparable à celle qui précédait les mondes
médiatiques et où aux périodes lointaines les traces de résistances peuvent avoir
disparu.
Nous mettons bien sûr les personnages historiques de ce que l’on pourrait
appeler « les forces de mort » en dehors des résistances lesquelles sont liées
aux forces de vie. Car après tout, si l’on prend à l’extrême les trois régimes
totalitaires, Hitler pouvait dire qu’il « résistait » à l’impureté de la race
aryenne , Staline aux traitres opposants, Pol pot aux khmers ayant un capital
intellectuel ou matériel, en fait cette idée est intolérable insupportable
monstrueuse, il s’agissait de formes de destruction de l’idée d’humanité qui est
un des contraires absolus des résistances pour la vie.
-D’autre part n’oublions pas la célébrité de certains lieux de résistance,
témoins souvent d’une bataille : les Thermopyles, en 480 avant notre ère, qui
oppose en ce lieu stratégique 1000 grecs à 200 000 perses, moins connu
Uxellodunum, dans notre Quercy et dans notre Lot, en 51 avant notre ère,
dernier lieu de résistance de Gaulois aux Romains.
-Et puis il y a les immenses foules des anonymes, des inconnus, des ignorés,
des cachés, des obscurs. Les générations passées représentaient de l’ordre de
100 milliards de personnes, les générations présentes 7,5 milliards, les
futures … l’avenir le dira. Il est clair que c’est une grande majorité des êtres
humains , de nos jours surtout au Sud de la planète, qui s’est trouvée en
résistances, à un moment ou à un autre, à travers les atteintes aux libertés, les
souffrances de la guerre, les inégalités criantes, la misère, les maladies, les
catastrophes écologiques…
Et, là aussi, dans ces immenses foules on ne peut pas confondre les victimes et
les bourreaux, les génocidaires et les victimes, les tortionnaires et les torturés,
les dominants et les dominés.
2- Les résistances individuelles et celles collectives.
– Existent des résistances solitaires, celle symboliquement d’Antigone, et
pourtant c’est d’elle que l’on se réclame parfois. Socrate était un résistant
solitaire, objecteur de conscience mais, après sa mort, des disciples s’en
réclamaient. Henri David Thoreau part vivre en solitaire dans la forêt mais ses
théories ont de nombreux disciples non-violents et écologistes. Et puis, bien sûr,
les solitudes de beaucoup de personnes à travers les temps qui résistèrent et
résistent dans le désert, sans l’aide des autres hommes ou si peu et avec un ciel
qui, pensent-ils parfois ou souvent , ne répond plus ou ne répond pas.
-Existent également des résistances qui commencent dans la solitude ou avec
un petit nombre de personnes et qui continuent collectivement, quelquefois
massivement, elles sont nombreuses. Pensons à de grandes ONG lancées par
quelques personnes ayant une volonté de fer, ainsi Amnesty international,
Greenpeace, Les Amis de la Terre, pensons en particulier à Attac qui a fait une
percée foudroyante dans nombre de pays. Pensons à un site d’information
indépendant comme Mediapart qui en mars 2017 avait 130 000 inscrits. Il y a
également d’immenses foules qui entrent en résistance, ainsi par exemple en
1930 celles qui font une haie d’honneur à Gandhi et à ses compagnons, pendant
un mois sur 380 km. Le Mahatma (la Grande Ame) s’avance au bord de l’océan
indien et recueille un peu de sel, il encourage par ce geste ses compatriotes à
violer le monopole d’Etat des anglais sur le sel et à commencer à arracher
l’indépendance de l’Inde. Avant et après la chute du mur de Berlin, le 9
novembre1989 moment où, dira Gorbatchev lui-même, « l’histoire est sortie de
ses gonds », dans les pays de l’Est en 1980 un syndicat libre en Pologne,
Solidarnosc, jusqu’aux immenses foules dans les rues, sur les places et des
grèves générales dans des pays de l’Est, sont un élément essentiel de ces
révolutions. Celles du « printemps arabe » auront aussi de telles foules,
l’injonction du « dégage ! », qui vise les dictateurs, vient de la Tunisie
francophone, elle est lancée par des manifestants dans nombre de pays. Ainsi
voient le jour dans différents Etats des foules de révoltés, d’indignés, de nuit
debout, d’insoumis…
3-Les résistances modérées et celles radicales.
-Globalement, que ce soit au niveau personnel ou collectif, il y a trois
théories er pratiques essentielles. Les uns se prononcent pour le système qui
existe c’est-à-dire le développement productiviste, quitte même à en accentuer
des caractères tels que ceux de la compétitivité et de l’irresponsabilité, ils ne
« résistent pas » à un système qui leur est profitable. D’autres se prononcent
pour le développement durable c’est-à-dire prenant en compte des éléments
sociaux et environnementaux, ils résistent modérément à tel ou tel aspect du
productivisme. Enfin d’autres se prononcent pour une société humainement
viable c’est-à-dire pour une mondialisation solidaire et responsable, ils pensent
et mettent en oeuvre des résistances plus ou moins radicales.
-Des résistances sont plus ou moins modérées par rapport à une situation
donnée, c’est-à-dire que les critiques, les actions, les propositions vont dans le
sens de modifications secondaires et de réformes. On fait ces choix liés par
exemple à la vision d’un changement réformiste, de rapports de forces, de
stratégies. On pense parfois qu’une lézarde en amènera d’autres qui finiront un
jour par abattre l’édifice.
-Des résistances sont plus ou moins radicales par rapport à une situation
donnée ou une situation plus globale, c’est-à-dire que l’on veut remonter vers
l’amont, vers des causes et ne pas seulement avaliser, gérer. Les critiques, les
actions, les propositions vont dans le sens de remises en cause, de réformes
profondes, de ruptures. On fait ces choix liés par exemple à la vision de
changements révolutionnaires, de contestation radicale d’un système capitaliste
ou productiviste, d’injustices inacceptables…
Dans la pratique, par exemple celle de la protection de l’environnement, on
constate, ce qui est d’une logique impressionnante, que plus l’on repousse des
ruptures nécessaires, plus les remises en cause devront devenir radicales et
massives.
-Le mouvement altermondialiste est un des exemples les plus vastes d’une
variété de mouvements sociaux qui vont des modérés jusqu’aux radicaux.
Composé d’ONG, de syndicats, de mouvements citoyens, sans se transformer en
parti politique, l’ensemble des éléments du mouvement essaie de devenir des
levains réformistes et radicaux dans les pâtes des lieux où ils se trouvent.
4-Les résistances en amont et en aval.
–Cette distinction est proche de la précédente, les résistances en amont sont le
plus souvent radicales, les résistances en aval ont souvent quelque chose de plus
modéré. Mais la distinction entre l’amont et l’aval est relativement
opérationnelle pour l’ensemble des acteurs. -Prenons l’exemple de la
protection de l’environnement.
Tous les acteurs locaux nationaux internationaux sont concernés par l’amont et
l’aval de cette protection, les mouvements sociaux se tournent surtout vers
l’amont.
Les partis politiques, lorsqu’ils ont un programme environnemental, ont le plus
souvent quelques projets en amont et quelques projets en aval. En ce sens
« voter c’est aussi résister » contre ceux qui par exemple n’ont pas de projets
environnementaux ou qui, irresponsables, embrassent totalement le
productivisme.
Les Etats travaillent surtout en aval, mais remonter en amont de la protection
est possible et arrive ici et là sous la pression entre autres des catastrophes (la
« pédagogie de la catastrophe » est loin d’être toujours présente, ainsi les
militants antinucléaires luttent pour essayer d’avancer),du mimétisme d’Etats
plus engagés et de textes protecteurs pouvant être adoptés par une organisation
régionale. Dans ces trois séries de situations les groupes de pression, les
lobbies agissent pour protéger leurs intérêts. Les mouvements sociaux doivent
souvent leur faire face, le travail de journalistes démontant des mécanismes antienvironnementaux
est remarquable.
-On peut examiner pour chaque acteur ses présences et ses absences en amont et
en aval, par exemple par rapport aux principes de protection de
l’environnement.
Il y a les principes qui se situent en amont de la dégradation, ceux qui se situent
au moment de la situation critique et de la catastrophe, et ceux qui se situent sur
l’ensemble des problèmes, menaces et drames environnementaux.
Les principes qui ont vocation à se situer en amont de la
protection s’appellent : la réduction et l’élimination des modes de production de
consommation et de transports écologiquement non viables, le principe de
méthodes de production propre, une gestion écologiquement rationnelle, le
principe de sobriété et d’usage prudent des ressources naturelles, l’utilisation
équitable d’une ressource partagée, le devoir de tout Etat d’éviter les dommages
causés à l’environnement au-delà des frontières nationales, le principe de
prévention et la surveillance de l’environnement, le principe de prévention et
l’évaluation des activités(études d’impacts) pouvant avoir des effets nocifs sur
l’environnement, l’information et la consultation préalables, le principe de
précaution, l’internalisation des coûts écologiques (c’est-à-dire la responsabilité
élargie du producteur) ,le respect des rythmes de l’humanité et de la nature
opposés à l’accélération du système productiviste , la prise en compte du long
terme opposée à la dictature du court terme…
Les principes qui ont vocation à se situer en aval de la protection : la
notification immédiate des situations critiques, la coopération transfrontière en
cas d’accident industriel, le devoir d’assistance écologique, la nondiscrimination
et l’égalité de traitement des victimes des pollutions
transfrontières, la responsabilité pour dommages causés à l’environnement, la
remise en état de l’environnement (prévu en particulier par le Traité
d’interdiction des armes nucléaires de 2017 quant aux essais nucléaires passés
!), le principe pollueur-payeur, le respect des droits des déplacés
environnementaux…
Les principes ayant vocation à se situer dans l’ensemble de la protection : le
droit à l’environnement, l’obligation ou le devoir pour tous les Etats de
conserver l’environnement, la souveraineté des Etats sur leurs ressources
naturelles, le principe de biens communs appartenant à l’humanité qui devrait se
développer, le principe de l’intégration de l’environnement au développement,
l’obligation des Etats de résoudre pacifiquement leurs différends internationaux,
le principe des responsabilités communes et différenciées des Etats(auquel les
pays du Sud tiennent tant), l’interdépendance entre la paix le développement et
la protection de l’environnement, le principe de non régression les acquis
environnementaux essentiels (qui doit être consolidé encore) …( sur ces
principes voir JM Lavieille, Droit international de l’environnement, Ellipses,3ème
édition 2010,voir aussi 4ème Edition début 2018 en collaboration avec C.Lebris et
H Delzangles).
5-Les résistances selon les lieux et les domaines d’activités
-Par rapport aux lieux il est opérationnel de distinguer les résistances selon les
territoires où elles se situent. Ainsi les résistances dans nos villages, nos villes,
nos régions sont celles de nos terroirs, les résistances dans nos pays sont celles
de nos patries, les résistances sur nos continents sont celles de nos « matries »,
les résistances sur notre Terre sont celles de notre « foyer d’humanité. » ( voir
JMLavieille, « D’où suis-je ? » in Mélanges en l’honneur de JM Breton, 2017).
Mais exprimé ainsi on a l’impression que l’ensemble baignerait dans une
certaine harmonie. En réalité il y a trois façons de concevoir les rapports
théoriques et pratiques entre ces territoires qui ont des conséquences sur les
résistances.
Certains conçoivent ces rapports en termes exclusifs, seules comptent par
exemple des résistances nationales, on se ferme sur son territoire. D’autres
conçoivent ces rapports en termes de hiérarchie (qui renvoient d’ailleurs à des
ordres juridiques), par exemple les résistances locales doivent être conformes
aux résistances nationales. D’autres, fort heureusement, conçoivent ces rapports
en termes complémentaires, les résistances locales, nationales, continentales,
internationales doivent se soutenir, se critiquer et s’enrichir les unes les
autres. Chaque territoire où se vivent des résistances doit arriver à respecter
quelques grands principes qui s’appellent dignité des êtres humains, solidarité
entre les êtres humains, principes de responsabilité, de précaution…Sur ces
thèmes et d’autres voir la remarquable plate-forme qui devrait être étudiée dans
toutes les universités du monde et dans de nombreux autres lieux : « Pour un
monde responsable et solidaire. Bâtir ensemble l’avenir de la planète. » (Texte
de la Fondation pour le progrès de l’homme, Le Monde diplomatique, avril1994,
p.16 et 17).
-Par rapport aux domaines d’activités il apparait que les résistances peuvent
se rencontrer dans l’ensemble des activités humaines, politiques,
économiques, financières, sociales, scientifiques, culturelles,
environnementales…
Par contre les résistances dans certains domaines puissants arrivent tard ou
n’arrivent pas. Elles arrivent tard par exemple dans le domaine bancaire ainsi à
travers l’épargne, comme la Nef, Les Cigales, tard dans les tentatives de
taxations des transactions financières, tard dans le domaine des recours
juridiques contre les firmes multinationales.
Elles ne sont pas encore arrivées en amont de l’amont d’un domaine tabou du
désarmement : l’interdiction des recherches sur les armes de destruction massive
( voir J.M Lavieille, J.Bétaille, D.Roets, S.Jolivet. Les recherches scientifiques
sur les armes de destruction massive : des lacunes du droit positif à une
criminalisation par le droit prospectif, in Droit, sciences et techniques : quelles
responsabilités ? Editions LexisNexis, 2011). Pour les armes chimiques et les
armes biologiques on interdit jusqu’à la mise au point mais on ne va pas au-delà,
pour les armes nucléaires les essais en laboratoire restent permis, quant au traité
d’interdiction des armes nucléaires de juillet 2017, aux négociations duquel les
Etats possesseurs de ces armes n’ont pas participé, il est fait silence sur ces
recherches qui continuent puisqu’en particulier le traité ne concerne pas le
nucléaire civil et que la prolifération entre le nucléaire civil et militaire est une
réalité dénoncée par des chercheurs (voir diverses publications de
l’Observatoire des armements créé entre autres par Bruno Barillot et dirigé
aujourd’hui par Patrice Bouveret.).
6- Les résistances selon les adversaires.
On peut avancer trois variables pour y voir plus clair.
–La première variable est relative au type d’adversaire et à sa place dans le
système productiviste. Biens communs et humanité sont des résistances
porteuses, à moyen et long termes, contre de puissants adversaires.
Les adversaires peuvent être des acteurs locaux, nationaux, internationaux.
Plus un acteur participe à de nombreuses et puissantes reproductions du
productivisme en matière d’atteintes à la démocratie, à la justice, à la paix, à
l’écologie, plus il constituera un adversaire impressionnant.
-Mais n’oublions pas qu’un acteur peut évoluer ou changer en allant vers le
développement durable ou une société humainement viable, sous la pression des
luttes et des pédagogies des catastrophes. Ainsi par exemple les puissants ne
partagent pratiquement jamais d’eux-mêmes, ils ne le font que si des rapports de
force les y contraignent ou, plus rarement, s’ils arrivent à avoir une prise de
conscience d’intérêts communs.
-On peut également penser que la montée idéologique, économique et juridique,
trop lente, des « biens communs » va pouvoir contribuer à ce que des
dominants se remettent en cause, ainsi des multinationales de l’eau ou celles
faisant main basse sur des forêts. ( voir « Les biens communs
environnementaux : quel(s) statut(s) juridiques(s) ? », Colloque du CRIDEAU
de Limoges, éditions Pulim ,2017.)
– Quant à l’humanité son rôle peut être important en particulier par rapport aux
Etats, elle dépasse le quadrillage étatique. Elle est entrée dans le droit
international public par la porte du drame avec les crimes contre l’humanité. La
justice pénale internationale a enfin vu le jour grâce à la pression d’ONG et de
quelques Etats. Elle est entrée aussi par la porte de la possession puisqu’elle a un
patrimoine, par exemple les fonds marins et leurs ressources.(voir Catherine
Lebris, L’humanité saisie par le droit international public, LGDJ,2012). Pour
consolider ce dernier les biens communs pourront être consacrés , le mouvement
altermondialiste est et sera un des acteurs qui pourra y contribuer.
Il faut d’ailleurs que l’humanité ait, aussi, enfin sa « Déclaration universelle des
droits de l’humanité.»(voir par exemple sur le blog Mediapart les articles de JM
Lavieille).Des ONG et des Etats ont d’ailleurs un rôle à jouer pour que l’ONU
discute du projet de texte que la France a donné au Secrétaire général des
Nations Unies en 2015.
-La seconde variable est relative au caractère précis ou diffus de cette
résistance.
Dans les premières situations il s’agit d’une personne ou de plusieurs
identifiées , ou bien d’un problème d’une menace ou d’un drame précis.
Dans les secondes situations il s’agit de forces plus ou moins anonymes ou de
systèmes plus ou moins vastes, bien entendu le productivisme dont chacune des
logiques profondes, par exemple la marchandisation de la planète, constitue des
systèmes.
Mais les distinctions dans les pratiques de résistances ne sont toujours aussi
tranchées. Dans une résistance on peut dénoncer une pratique injuste ou
polluante d’une firme multinationale sans la personnaliser ou, au contraire,
parce qu’on le pense plus juste et plus efficace, en dénonçant et ses pratiques et
ses dirigeants.
Lorsque l’on dénonce un système, par exemple le gigantesque productivisme, le
plus important est de dénoncer ses mécanismes et les différentes responsabilités
qui les produisent. On peut critiquer des fonctions sans obligatoirement nommer
des personnes, sauf encore une fois si l’on pense que la justice et /ou l’efficacité
l’exigent.
On constate souvent que, par exemple quant aux dénonciations des injustices
dans le monde, on met en avant une panoplie de critères de répartitions des
richesses (planète, continents, pays, générations, personnes…)
Des penseurs à travers le temps ont souvent dénoncé des systèmes. On retient
parfois de chacun d’eux une résistance particulière alors que leur pensée est
riche et complexe, cette résistance prend place dans l’ensemble de leur oeuvre,
elle en est un aspect et d’autres résistances existent chez ces auteurs.
Là aussi on pourrait proposer une énumération indicative de quelques
penseurs, énumération que vous pourriez modifier et compléter, par exemple :
Platon contre les sophistes, Rousseau contre les Encyclopédistes, Nietzsche
contre les professeurs, Victor Hugo contre les injustices, Voltaire contre le
fanatisme religieux, Marx contre le capitalisme, Proudhon contre la propriété,
Frantz Fanon contre la colonisation, Soljenitsyne contre le goulag soviétique,
Herbert Marcuse contre l’homme unidimensionnel, Michel Foucault contre les
mécanismes de pouvoir, Hannah Arendt Raymond Aron et Claude Lefort contre
le totalitarisme, Jean Rostand contre la course aux armements nucléaires, Albert
Camus contre toute compromission, Simone de Beauvoir contre la domination
des hommes. Parmi les pourfendeurs du productivisme : François Partant, Ivan
Illich, Jean Charbonneau, Jacques Ellul, Cornélius Castoriadis, Hans Jonas,
Kostas Axelos, Théodore Monod, René Dumont, Susan George, Serge
Latouche, Edgar Morin…
-La troisième variable est relative au qualificatif de ce que et/ou de ce qui
se trouve en face : est-ce un adversaire ou un ennemi ? Nous proposons
trois réflexions.
D’abord une position parmi d’autres peut être ici la suivante :
Dans la plupart des résistances c’est contre un adversaire que l’on lutte, il
s’agit d’une personne, de personnes, d’une organisation, de mécanismes, de
systèmes. On se retrouvera aussi dans ceux et celles qui disent que tel
mécanisme, tel système est un ennemi.
Aujourd’hui il y a trois grandes formes d’adversaires : les haines faites de
racismes et de xénophobies, les injustices criantes qui sont de formes de mépris
de l’autre, enfin le productivisme qui tend à ne plus avoir de limites dans sa
financiarisation et sa techno science.
Par contre en ce qui concerne les guerres on déclare donc qui est l’ennemi, les
nazis assassinaient leurs victimes et étaient combattus en tant qu’ennemis.
Pourtant des résistants et d’autres insistaient sur le fait que c’était le nazisme
qui était combattu en tant que système inhumain.
On peut raisonner de même dans le terrorisme. On déclare la guerre à l’ennemi
terroriste, ou on lutte contre ce système jugé inacceptable de l’emploi de moyens
de terreur. La distinction est importante par rapport aux stratégies de lutte en
particulier idéologiques, dans le second cas on insiste beaucoup plus sur des
remises en cause en amont de mécanismes considérés comme producteurs de
terrorisme.
Ensuite originale et porteuse apparait l’analyse de l’ennemi faite par les
non-violents. Jacques Sémelin dans son remarquable ouvrage « Pour sortir de la
violence », (Pour sortir de la violence, éditions ouvrières, 1983)
écrit : « L’ennemi devient le dépositaire de la mort que nous avons projetée sur
lui. Nous préférons l’affronter sur celui que nous déclarons notre ennemi. La
violence est la grande illusion de l’homme : en tuant l’ennemi il croit se sauver
de la mort. » Effectivement il faudrait passer de ce « ta mort c’est ma vie » à un
« ta vie c’est ma vie », on en souvent loin en particulier puisque les armes de
destruction massive, risquant de tuer tout le monde, sont plutôt tournées vers un
« ta mort c’est ma mort ».
Enfin par rapport aux ennemis nous voudrions exprimer une façon de
considérer ces situations. L’Evangile de Saint Mathieu est radical :« Vous
avez appris qu’il a été dit tu aimeras ton prochain et tu hairas ton ennemi .Eh
bien moi je vous le dis : Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs. »
Passage difficile ou impossible à comprendre et à vivre quand les évènements
ont été trop graves ou dramatiques. André Laudouze, dominicain engagé,
écrivait ce passage que certains trouveront lumineux : « Aimez vos ennemis
non parce qu’ils sont vos frères mais pour qu’ils le deviennent. Aujourd’hui,
déjà, en ce monde. » On connait pourtant les grandes difficultés de la
« Commission vérité et réconciliation » qui a essayé, à partir de 1996, de faire
la lumière sur les crimes de l’apartheid et de recommander des poursuites
judiciaires.
De ce point de vue, contrairement à ce que l’on pense souvent, et on est alors
dans une incompréhension de la non-violence, celle-ci n’a pas pour objectif la
recherche d’une réconciliation à tout prix, c’est avant tout un moyen de
lutter pour la justice la liberté la paix, et, ainsi que l’écrivent des auteurs nonviolents,
« on ne peut parler d’action non-violente qu’en situation de conflit. ».
Lorsque Martin Luther King, en août 1963, après la marche contre les
discriminations raciales, prononce son discours à Washington (« I have a
dream ») c’est le cri de la justice d’abord : « (…)Les tourbillons de la révolte ne
cesseront d’ébranler les fondements de notre nation jusqu’à ce que le jour
éclatant de la justice apparaisse (…) » et çà n’est qu’après cela que « un jour sur
les collines rousses de Géorgie les fils d’anciens esclaves et ceux d’anciens
propriétaires pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. »
B-LES MOYENS DES RESISTANCES
Nous partirons d’une vision globale et critique, celle des rapports entre les
moyens et les fins pour arriver à une idée des moyens non-violents et à un
panorama de l’ensemble des moyens de résister.
1-Les rapports entre les fins et les moyens de résister.
Ces rapports posent deux séries de questions.
-Il s’agit de résister face aux confusions entre les moyens et les fins,
autrement dit de remettre à leurs places les moyens c’est-à-dire la techno science
et le marché mondial, de les mettre au service des êtres humains. Il faut aussi
respecter les fins c’est-à-dire les êtres humains en personnes, en peuples et en
humanité (générations passées à travers le patrimoine culturel, générations
présentes et à venir.), l’Autre n’est pas un moyen, agir moralement c’est
reconnaitre tout homme comme fin et de le traduire en acte.
-Il s’agit de résister en pensant et en mettant en oeuvre des moyens
conformes aux fins que l’on met en avant. Si l’on veut la démocratie il faut
des moyens démocratiques, si l’on veut la justice il faut des moyens justes, si
l’on veut la paix il faut des moyens pacifiques, si l’on veut la protection de
l’environnement il faut des moyens écologiques.
Face aux théories et aux pratiques dominantes voire écrasantes à travers
l’histoire qui correspondent à la pensée de Machiavel « Qui veut la fin veut les
moyens », il faut résister en se fondant sur cette pensée radicale et lumineuse de
Gandhi : « La fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence. » (
voir « Tous les hommes sont frères », Folio essais, Gallimard). Autrement dit
aucun moyen n’est neutre, si l’on veut lutter pour la paix on ne peut que résister
avec des moyens pacifiques, la course aux armements est un des moyens
opposés à la paix parce qu’elle ne fait qu’accroitre l’insécurité, les guerres, les
injustices et la dégradation mondiale de l’environnement.
La fin ne justifie pas n’importe quel moyen. Dit autrement : la légitimité
d’une cause n’implique pas la légitimité de tous les moyens pour la faire
triompher. Ainsi il était oh combien légitime de lutter contre le nazisme mais il
n’était pas légitime de lancer deux bombes nucléaires pour y contribuer.
2-Les moyens non-violents des résistances.
– L’histoire de la non-violence, en partie méconnue, révèle l’efficacité de ces
méthodes d’action qui, comme le disait Jacques de Bollardière , « mobilisent
par delà le mépris, la violence et la haine. »(Voir à ce sujet la revue
opérationnelle « Non-violence Actualité », et la remarquable revue
« Alternatives non-violentes », directeur F Vaillant, ainsi que les travaux, eux
aussi remarquables, de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des
conflits-IRNC, créé par F. Marchand , JM Muller, C Mellon, J Sémelin, C
Delorme.)
-Ces moyens reposent sur un cadre non-violent c’est-à-dire un respect de la
dignité humaine, une exigence de justice, une combativité positive (et non une
agressivité) face au conflit. (J Sémelin, La non-violence expliquée à mes filles,
Seuil, 2000.. Cette méthode de règlement des conflits refuse la violence
d’oppression dans laquelle on impose sa loi, elle refuse la violence de
soumission dans laquelle on renonce à ce que l’on pense être essentiel. On
cherche ensemble, dans le respect des personnes et la confrontation, des
solutions justes. (JM Muller, Lexique de la non-violence, ANV,1998). Jacques
Sémelin insiste sur « trois principes majeurs : l’affirmation de l’identité du sujet
résistant (…), la non coopération collective(…), la médiatisation du conflit c’est
à dire susciter la constitution de « tiers » qui appuient sa cause. » (Jacques
Sémelin, « Du combat non-violent » dans l’ouvrage « Résister. Le prix du
refus », sous la direction de Gérald Cahen, éditions Autrement, Série Morales
n°15,1994)
-La non-violence n’a pas le monopole de certains des moyens qui suivent,
par exemple les grèves et les pétitions. Il peut même arriver que des forces de
mort utilisent des moyens « non-violents », ainsi le boycott des magasins juifs
par le régime nazi était un détournement absolu de ce moyen qui dans la nonviolence
a pour objectifs la justice et la liberté.
-Ces moyens, énumérés à titre indicatif, font partie des pratiques
essentielles de l’action non-violente. Il s’agit , de façon non exhaustive, de la
non-coopération, la désobéissance civile (Alain Refalo, Les sources historiques
de la désobéissance civile, colloque Lyon 2006), l’obstruction non-violente,
l’objection de conscience, la grève de la faim, la grève, le sit in (s’asseoir sur la
voie publique en particulier des places), le boycott, le refus de l’impôt sur les
armements, les pétitions…(JM Muller, Stratégie de l’action non-violente,
Seuil,1981).
Les non-violents ont aussi des pratiques d’éducation à la paix, ainsi par exemple
« Non-violence Actualité » et son Centre de ressources pour la gestion nonviolente
des relations et des conflits, avec ses outils pédagogiques, ses jeux
coopératifs, ses formations. Des expositions comme « Ni hérisson, ni
paillasson » du Centre pour l’action non-violente ont été et sont porteuses pour
des jeunes.( Voir aussi JM Muller, De la non-violence en éducation, UNESCO
et IRNC, 2002), des pratiques d’interventions civiles de paix où des volontaires,
après une formation, ont été envoyés sur des zones de conflits, par exemple au
Kosovo, en Palestine, au Guatemala (formation ICP assurée par le Mouvement
pour une alternative non violente, MAN).Les non-violents ont également pensé
« La dissuasion civile : les principes et les méthodes de la résistance nonviolente
dans la stratégie française. » (C Mellon, JM Muller, J Sémelin, La
dissuasion civile, éditions FEDN, 1985).
3-L’immense panoplie des moyens de résister.
Si l’on veut essayer d’être global (sans être exhaustif et heureusement puisque
les alternatives se multiplient et ne peuvent être enfermées dans aucune liste qui
se voudrait complète), et si l’on veut être critique et prospectif on peut
énumérer ces moyens de résister à partir de six grands regroupements. Dans
les deux premiers regroupements nous raisonnerons sur l’ensemble des
acteurs dont les mouvements sociaux (associations, syndicats, ONG…), dans
les quatre autres regroupements nous serons plus proches des mouvements
sociaux. Nous terminerons en donnant trois exemples très différents de
résistances peu connues.
-D’abord des moyens par grands domaines pour l’ensemble des acteurs
(locaux, nationaux, internationaux) dont les mouvements sociaux :
La démocratie ? L’étendre et l’approfondir, la vivre à la base. La justice ?
Désarmer le pouvoir financier, remettre en cause le chantage à la dette,
subordonner le libre-commerce néo libéral tout-puissant à des conditions
sanitaires, sociales et environnementales, relocaliser entre autres par des circuits
cours et des monnaies complémentaires, donner priorité à la justice sociale et
l’égalité réelle, créer des initiatives solidaires, L’écologie ? Réduire et éliminer
les modes de production, de consommation et de transport écologiquement non
viables , engager une véritable transition écologique. La paix ? Aller vers un
véritable désarmement et vers des alternatives de défense, construire une
éducation aux droits de l’homme, à la paix, à la résolution non-violente des
conflits, à l’environnement… (sur beaucoup de ces alternatives et d’autres voir
« Le petit manuel de la transition »publié par ATTAC,2016).
-Ensuite voilà un tableau opérationnel de l’ensemble des acteurs dont les
mouvements sociaux :
Qui sont ces acteurs ? Tous à tous les niveaux géographiques (locaux, nationaux,
internationaux). Ils vont donc de la personne en passant par l’association, le
syndicat, l’entreprise, la municipalité, la région, jusqu’à l’ONG, l’Etat,
l’organisation internationale, la firme multinationale …
Si l’on part de ce que chaque acteur « produit » dans le système mondial (à une
toute petite échelle, à une plus grande et à une puissante) on peut faire le point
en trois colonnes : les reproductions (par exemple les atteintes à
l’environnement), « l’entre deux » fait de reproductions et de ruptures (dans
la protection de l’environnement), les ruptures (des remises en cause
environnementales plus ou moins radicales).
Dans chaque colonne on peut prendre les quatre grands domaines d’activités
humaines : démocratie, justice, paix, environnement. On a donc douze réalités à
inscrire si l’on veut avoir une vue globale de l’acteur dans le système
productiviste. On peut aussi s’en tenir à un seul domaine en le développant.
Ce schéma fonctionne pour tous les acteurs. On se rend vite compte du nombre
et surtout de l’ampleur des remises en cause à continuer ou à entreprendre.
Chaque acteur a ainsi une sorte de carte que l’on peut rendre plus parlante en
marquant quelques dates dans chaque colonne.
-Ensuite voici des moyens plus ou moins radicaux pour contribuer à faire
face au défi climatique : on en trouve une énumération remarquable dans
un appel d’Alternatiba (villages des alternatives contre le réchauffement
climatique), appel en 2013 :
« Des alternatives existent, elles ne demandent qu’à être renforcées,
développées, multipliées : agriculture paysanne, consommation responsable,
relocalisation de l’économie, partage du travail et des richesses, conversion
sociale et écologique de la production, finance éthique, défense des biens
communs(eau terre, forêt, souveraineté alimentaire ,solidarité et partage,
réparation et recyclage, réduction des déchets, transports doux et mobilité
soutenable, éco rénovation, lutte contre l’étalement urbain, lutte contre
l’artificialisation des sols, aménagement du territoire soutenable, démarches de
préservation du foncier agricole, sobriété et efficience énergétiques, défense de
la biodiversité, énergies renouvelables ,plans virage énergie climat, villes en
transition, sensibilisation à l’environnement etc… » (Appel du 23 août 2013 de
90 organisations dans le cadre d’Alternatiba, « Ensemble construisons un
monde meilleur en relevant le défi climatique.»)
D’autre part n’oublions pas que la force de récupération du système
productiviste mondial est puissante. Lorsqu’une réforme ou une remise en
cause peut l’intéresser financièrement, il est capable de la détourner en tout ou
partie à son profit. Les mouvements et militants de l’économie sociale et
solidaire, du commerce équitable le savent et font divers choix quant aux
moyens pour garder le cap de la remise en cause. Autre exemple lui très massif :
donner un prix à la nature pour la protéger aggrave souvent la marchandisation
sans protéger, l’enjeu est de détecter parmi l’ensemble des moyens lesquels
seraient porteurs de protection et de justice (Jean-Marc Lavieille, La
marchandisation de la nature, in Hommage à un printemps environnemental,
Pulim, 2016).
-Ensuite voici des moyens opérationnels des mouvements sociaux :
Faire poids en se regroupant, de ce point de vue Alternatiba , village des
alternatives contre le réchauffement climatique, est un exemple porteur depuis
2013 de citoyens qui agissent là où ils vivent sans attendre tout d’en haut, ils
créent une coordination européenne à partir de 2014.Comment avancer dans
l’organisation des mouvements sociaux ?
Continuer à mieux s’organiser au niveau international et continental à
travers coordinations, contre-sommets, forums, déclarations communes,
manifestations, universités continentales ou sous continentales, et en particulier
multiplier et renforcer les « fronts communs » sur des objectifs précis, continuer
à approfondir et développer le mouvement altermondialiste.
Se confronter plus systématiquement à l’ensemble des autres acteurs, en
particulier en allant vers des statuts renforcés et nouveaux des ONG dans les
organisations inter étatiques, et en créant ou en renforçant des mécanismes de
contrôle des conventions internationales.
Créer des « internationales » dans des domaines de ruptures essentielles
du productivisme, par exemple une « internationale de la lenteur » coordonnant
les ONG existant dan ce domaine et contribuant à en créer de nouvelles.
-Enfin un rappel de moyens pouvant être importants pour les mouvements
sociaux :
Les moyens médiatiques sont essentiels pour des résistances, les mouvements
sociaux y sont implantés. Un exemple récent et massif remarquable est celui de
l’élection de 2016 où aux Etats-Unis les réseaux sociaux ont permis de se
rassembler rapidement et où la non- coopération de villes, d’Etats fédérés s’est
exprimée à travers déclarations, manifestations, grèves. Dans certains
pays(Espagne) des municipalités, emportées par des mouvements engagés,
(voter est aussi un des moyens de résister par exemple face aux partis
xénophobes) mettent en ligne des budgets municipaux pour que des internautes
en discutent.(Politis, « Les alternatives en marche », article sur les mouvements
sociaux européens réunis à Toulouse en août 2017,n°1467)
Les moyens juridiques sont très importants dans les résistances. Les
membres de l’ONG Urgenda ont obtenu qu’un tribunal par une décision de juin
2015 ordonne au gouvernement des Pays-Bas de réduire ses émissions de gaz à
effet de serre. L’association Sherpa engage des poursuites contre des firmes
multinationales fondées sur la loi du 27 mars 2017 relative le devoir de
vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, loi liée à la
responsabilité sociétale des entreprises. Ce sont deux exemples parmi beaucoup
d’autres.
Les moyens artistiques sont bien présents dans nombre de résistances.
Musiques, chants, pièces de théâtre, poèmes, dessins, peintures… L’humour,
transformé depuis longtemps en arme contre les dictatures, joue aussi son rôle
dans des démocraties, par exemple contre des injustices et des atteintes aux
libertés. Après des attentats, des expressions écrites sont présentes sur les lieux
des drames. Quant aux concerts ils sont depuis longtemps des moments
privilégiés pour exprimer des refus d’atteintes à la démocratie, à la justice, à la
paix, à l’écologie, ils peuvent réunir de grandes foules qui communient à des
révoltes, des solidarités et des espoirs.
-Pour terminer trois exemples peu connus de résistances : celui d’un
homme face à la guerre, celui de victimes face à la colonisation, celui
d’étudiants manifestant leurs solidarités, ce troisième exemple n’ayant pas
bien sûr le caractère extrême des deux premiers.
-« Un homme lors de la Seconde guerre mondiale, en Italie, un jour s’est plié en
deux. Impossible de le remettre droit, de jour comme de nuit, aucune force n’en
est venue à bout. Impossible de le faire incorporer à la guerre ou maintenir en
détention. Il est resté plié en deux pendant plusieurs années. Devenu symbole de
la résistance il a été fusillé .Il avait inventé cette attitude corporelle silencieuse
qui était sa façon de parler juste. Plié par refus de plier et pour montrer que
l’homme était déjà plié sous le joug du fascisme. Aujourd’hui on parle encore de
la façon singulière d’avoir dit non à la guerre.(Marie-Magdeleine Lessana, Pour
« une paix-attitude »,in « éclats de paix »,de Alain Mingan, éditions du
chêne,2004)
-« Devant la conquête et la colonisation de nombreux Mayas se suicidèrent
prenant ainsi « le maquis de l’âme » dans une manifestation ultime de refus qui
en laissait entrevoir bien d’autres. Les chefs mayas laissaient à leurs descendants
ce message « Nous reviendrons ». (Michel Baccara cité dans « Mayas »,
Stéphane Ragot, Editions Autrement , 2002. )
-Sous forme de témoignage une résistance étudiante, à la fois dérisoire et pleine
de force : en troisième année de droit, dans un amphi, à la fin d’un cours sur la
protection internationale des droits de l’homme, longs applaudissements,
debout, en hommage aux résistants résistantes dans le monde, devant le tableau
sur lequel était écrit cette pensée de Pablo Neruda face aux dictateurs : « Ils
pourront couper toutes les fleurs ils n’empêcheront jamais le printemps ! ».En
master à la fin d’un cours de droit international de l’environnement, dans une
salle, longs applaudissements, debout, devant le tableau sur lequel était
écrit : « Vive et que vivent les générations futures ! ».
TROISIEME PARTIE-LES OBSTACLES ET LES LIMITES DES
RESISTANCES
A-LES OBSTACLES DES RESISTANCES
Trois séries d’obstacles se dressent souvent sur les chemins et les routes de
résistances : la faiblesse des résistances, la puissance d’adversaires et,
terrifiante, l’accélération du système mondial. Ce sera l’occasion de schématiser
les circuits des volontés dans un quatrième point, volontés qui sont au coeur des
trois éléments précédents.
1-La faiblesse de certaines résistances.
Des résistances modérées ou radicales ne voient pas le jour ou sont faibles cela
pour au moins quatre séries de raisons.
-D’abord, au niveau personnel et /ou collectif, l’indifférence est là. Elle prend
différentes formes qui peuvent s’additionner : mauvaise ou sous-information,
insouciance de la prévention, manque de vigilance, lâcheté et passivité devant
des injustices, acceptation parfois aveugle du pouvoir et de l’argent, fuite en
avant, absence de courage… habitudes qu’on ne peut plus et ne veut plus faire
bouger .« Le silence des pantoufles est plus dangereux que le bruit des bottes »
écrivait un pasteur protestant, Martin Niemoller , envoyé en camp de
concentration, Einstein lui-même soulignait que le monde est dangereux à vivre
par ceux qui font le mal et par ceux qui regardent et laissent faire. Rainer Maria
Rilke, dans son poème « Heure grave», demandait : « Qui meurt quelque part
dans le monde, /Sans raison meurt dans le monde , /Me regarde. »
-Ensuite le sentiment d’impuissance, au niveau personnel et/ou collectif,
autrement dit la difficulté d’agir, ce sentiment est vécu de plusieurs façons : Le
nombre d’acteurs favorables au productivisme peut décourager, les montagnes
des habitudes personnelles et collectives trop difficiles à soulever, le fait que
« le local » bouge parfois mais que « le global » semble immobile, enfin les
interactions entre les atteintes sont très nombreuses, interactions dans chacun
des grands domaines d’activités, par exemple pour l’environnement entre le
réchauffement climatique et l’extinction des espèces, et interactions entre les
domaines d’activités, par exemple entre les atteintes à l’environnement et la
paix, entre les injustices(vive la justice climatique !) et l’environnement.
-Egalement la faiblesse dans l’organisation. Nous n’y reviendrons pas ayant
déjà souligné, dans les développements relatifs aux moyens, les avancées
nécessaires, en particulier au niveau international, pour les mouvements sociaux.
Une des faiblesses à tous les niveaux géographiques est de ne pas essayer
encore et encore de rassembler des forces, par exemple autour de « fronts
communs. »
-Enfin les « contraintes », elles sont souvent financières par manque de moyens
et aussi juridiques dans la mesure où les marges de manoeuvres sont liées aux
possibilités que laissent les textes aux différents niveaux géographiques et qu’il
n’est pas évident de les faire évoluer ou de les changer, que l’on soit une
association dans un pays ou un Etat dans une organisation régionale, l’Union
européenne par exemple. Ces contraintes peuvent être soit un alibi pour ne pas
changer grand chose soit une réalité que l’on doit affronter. Un proverbe, au
niveau personnel comme collectif, a une part de vérité : « Qui veut faire quelque
chose trouve un moyen, qui ne veut rien faire trouve une excuse. »
2- La puissance de certains adversaires.
-Si l’on veut rappeler quels sont les dominants du système productiviste il
s’agit des marchés financiers, des grandes banques et des banques centrales, des
firmes multinationales, des complexes scientifico-militaro-industriels, des
grands groupes médiatiques, des Etats du G8 et de quelques autres dont la Chine
et l’Inde, de certaines organisations régionales (Union européenne, Mercosur et
de quelques autres…),de certaines organisations internationales (OMC,FMI,
Banque mondiale…) …sans oublier les dominations des hommes.
-Deux remarques pour relativiser cette puissance :
D’une part il ne faut pas oublier que les logiques générales du système mondial
sont des logiques d’autodestruction, ainsi d’une part certaines de ces
puissances sont menacées par la compétition et tôt ou tard peuvent être
absorbées, d’autre part les catastrophes produites par ce système peuvent se
multiplier et s’aggraver, en particulier les catastrophes écologiques (voir sous la
direction de JM Lavieille, J Bétaille, M Prieur, ,Les catastrophes écologiques et
le droit : échecs du droit, appels au droit, éditions Bruylant, 2012.)
D’autre part il faut entrer en résistance en pensant que chaque acteur ne
constitue pas toujours un bloc (même les hommes par rapport aux libérations
des femmes).Il peut avoir des contradictions, des fissures, des fractures. Le
problème est de les trouver, d’agir dessus, d’y appliquer des leviers pour
soulever des montagnes. Combien de libérations de femmes ont été accomplies
ainsi, combien de gouvernements sont fragilisés par des désaccords qui les
traversent, combien de multinationales, lorsque certaines de leurs pratiques sont
dévoilées, traversent alors des périodes où des réformes voire des remises en
cause peuvent voir le jour.
3-Un obstacle terrifiant et déstabilisant face aux résistances : l’accélération
du système mondial.
Oui, terrifiant et déstabilisant intellectuellement, affectivement, pratiquement,
humainement.
Parmi les ouvrages à souligner : ceux de Paul Virilio, l’un des plus grands
penseurs de la vitesse dans nos sociétés, voir par exemple « Vitesse et
politique », (Galilée,1977), ou aussi Le Grand Accélérateur, Galilée,2010), Jean-
Pierre Dupuy, « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible devient
certain. (Seuil,2002), Jean Chesneaux, « Habiter le temps »,(Bayard,1996),
Harmut Rosa « Accélération », (La Découverte,2010), Nicole Aubert, « Culte
de l’urgence. La Société malade du temps. » ( Flammarion, 2013), Lamberto
Maffei, « Hâte-toi lentement » (FYP, 2016)
-L’histoire de l’accélération se déroule en quatre évènements majeurs : les
deux accélérations celle de la techno science et celle du marché mondial,
l’explosion démographique (avec un accroissement-les naissances moins les
décès- de la population mondiale de 226.000 personnes chaque jour !),
l’urbanisation vertigineuse (plus de la moitié des générations présentes
aujourd’hui vivent dans les villes).
-Les causes de l’accélération s’appellent les logiques des fuites en avant du
système productiviste, la généralisation du règne de la marchandise, la
circulation rapide d’informations, de capitaux, de services, de produits et de
personnes, l’arrivée des technologies de l’information et de la communication…
-Les manifestations de l’accélération se traduisent par une accélération des
techniques, des rythmes de vie, par des accélérations sociales, culturelles,
environnementales, politiques. L’urgence est devenue une catégorie centrale du
politique, or moins on élabore de politiques à long terme plus on se trouve
submergé par les urgences.
-L’exemple de l’environnement par rapport à l’accélération frappe,
violemment et de plein fouet, l’ensemble des résistances pour le protéger. Cette
accélération fonctionne comme une machine infernale à travers quatre
mécanismes. Premier mécanisme : le système mondial s’accélère. Deuxième
mécanisme : les réformes et les remises en cause pour protéger l’environnement
sont souvent lentes (complexité des rapports de forces et des négociations,
retards dans les engagements, obstacles dans les applications, inertie de
systèmes économiques , sans oublier la lenteur de l’évolution des
écosystèmes).Troisième mécanisme : on agit pour une part dans l’urgence.
Quatrième mécanisme : il faut aussi construire et mettre en oeuvre des politiques
à long terme ce qui demande du temps…or le système s’accélère (premier
mécanisme). Autrement dit : il n’est pas sûr que les générations futures aient
beaucoup de temps devant elles pour penser et mettre en oeuvre des contremécanismes
nombreux, radicaux et massifs : c’est là une pensée « qui réveille la
nuit » beaucoup de militants, âgés et moins âgés.
-Les effets de l’accélération sur les sociétés : elle porte atteinte à la
démocratie, Paul Virilio écrit tragiquement : « Quand il n’y a plus de temps à
partager il n’y a plus de démocratie possible. ». L’accélération a aussi des
effets sur le travail, sur les contrôles, elle augmente du poids de l’urgence au
détriment du long terme, elle contribue au développement des inégalités, elle a
des effets sur l’argent- le temps c’est de l’argent et l’argent c’est du temps- elle
a des effets sur les actualités, elle contribue à l’administration des peurs, enfin
compétition et accélération se tiennent embrassées.
-Les effets de l’accélération sur les personnes : les rencontres sont souvent
plus rapides, le présent est comprimé, compressé, existe également un certain
effacement de la diversité des tâches, les rencontres du virtuel et du réel sont en
situations d’accélération, le temps « mange l’espace » écrit Paul Virilio , il y
aussi une augmentation du nombre d’actions par unité de temps et une réduction
de chaque épisode de vie, enfin sont souvent présents un stress et une nervosité,
sans oublier une atteinte à la capacité de comprendre.
–Les solutions face à l’accélération peuvent se ramener à trois regroupements
(voir blog Lavieille, Mediapart, L’accélération du système mondial.) :
La soumission à la catastrophe programmée, l’acceptation de cette « course à
l’abime qui emporte un monde impuissant » : dans ce type de « réponses » les
résistances s’effacent. Mais rien n’empêche une personne ou une organisation
d’agir tout en partageant cette vision.
Les tentatives d’adaptation : dans ces réponses les résistances se situent
souvent en aval, elles peuvent avoir leur importance en agissant sur des effets,
leurs limites sont de ne pas véritablement remonter aux causes des
phénomènes.
Enfin troisième série de solutions : Les réponses volontaires se traduisent,
elles, par des résistances petites et grandes, modérées ou radicales, elles
peuvent venir de multiples acteurs. Avec quels objectifs et quels moyens ?
Quels objectifs ces résistances mettront-elles en avant face à
l’accélération ? Au moins cinq séries d’objectifs :
Renouer avec des besoins fondamentaux c’est-à-dire se « déprendre » et
patienter.
Se « déprendre », Claude Lévi Strauss nous y invite dans la dernière page de
« Tristes Tropiques » (éditions Plon, collection Terre Humaine, 1955),
autrement dit prendre de la distance, savoir « lâcher prise » (facile à dire nous
avons mille sollicitations), différencier l’urgent de l’important (critique de nos
moyens de communication), oser des « moments de paresse », ralentir le rythme
frénétique de nos vies (« Sois lent d’esprit » écrivait… Montaigne, « la hâte
détruit la vie intérieure » disait Lanza del Vasto).
Trouver ou retrouver la patience : avoir le temps de mûrir est contraire au
court terme du productivisme, mais les temps humains et ceux du vivant sont-ils
plus proches de ceux des marchés financiers, ceux de la seconde ou de la
nanoseconde ,ou bien sont-ils plus proches de ceux des saisons de la nature,
comme tour à tour l’enfant, l’adolescent, l’adulte, le vieillard ?
Fixer des limites au coeur des activités humaines : précautions, préventions,
réductions et suppressions des modes de production de consommation et de
transports écologiquement non viables. Ce concept est décolonisateur de la
pensée productiviste.
Prendre en compte des théories et des pratiques de décroissance et de postcroissance
à travers une économie soutenable (s’éloignant du culte de la
croissance, s’attaquant aux inégalités criantes à tous les niveaux géographiques,
et désarmant le pouvoir financier ainsi que… la course aux armements), à
travers le principe de modération de ceux et celles qui, pris dans la fuite en avant
des gaspillages, seront amenés à remettre en cause leur consommation, leur
mode de vie, à bruler moins d’énergie pour adopter des pratiques de frugalité, de
simplicité. Essentielles sont aussi des relocalisations d’activités, des circuits
courts, des richesses redistribuées. Essentielle également cette ennemi
redoutable : la compétition, remise en cause par la consécration de biens
communs (eau, forêts…), par des coopérations, des solidarités , par
l’appartenance à notre commune humanité , par des périls communs qui
devraient nous fraterniser.
Construire un temps libéré : Jacques Robin écrivait dans « Changer d’ère »
(Seuil, 1989) «« Nous avons à enrichir le temps libéré pour qu’il ne soit ni temps
vide, ni temps marchand mais créativité personnelle, convivialité sociale et
curiosité toujours en route. » En ce sens on peut penser que diminuer la durée
du temps de travail à partager est impératif non seulement comme moyen de
lutter contre le chômage mais comme un élément d’un équilibre de vie, en
allant même plus loin, comme le propose par exemple André Gorz qui
écrivait « Il convient de trouver un nouvel équilibre entre travail rémunéré et
activités productives non rémunérées. Quant au temps libre Paul Valéry
écrivait magnifiquement : « Je déplore la disparition du temps libre. Nous
perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix
pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraichissent et se
réconfortent, pendant laquelle l’être en quelque sorte se lave du passé et du
futur, des obligations suspendues et des attentes embusquées. Point de pression
mais une sorte de repos, une vacance bienfaisante qui rend l’esprit à sa propre
liberté. »
Faire dialoguer passé présent et avenir : Jean Chesneaux (« Habiter le
temps », Bayard,1996) se demande « Comment renouer un dialogue entre un
passé comme expérience, un présent comme agissant et un avenir comme
horizon de responsabilité ? » Le temps citoyen doit affirmer sa « capacité
autonome » face au temps de l’Etat, du marché et, nous ajouterons, de la techno
science.
Quels moyens penser et mettre en oeuvre face à l’accélération ? A titre
indicatif :
Des mouvements de ralentissement de la vie quotidienne, donc de
décélérations dans des domaines de plus en plus nombreux : villes,
alimentation, éducation « lentes »…
Des moyens de réintégrer le temps :un respect des droits des générations
futures, un respect du patrimoine culturel des générations passées, une prise en
compte des « droits du temps humain » ( il faudrait une « Charte mondiale »
disait Jean Chesneaux), des déplacements repensés dans l’urbanisation, une
désacralisation de la vitesse, la création d’une fédération mondiale d’ONG
qui serait une sorte d’ « internationale de la lenteur ». De ce dernier point
de vue il s’agirait en particulier de coordonner les ONG existantes et de
contribuer à en créer de nouvelles.
Plus que jamais devant cet obstacle surhumain la pensée d’Antonio Gramsci
doit être présente dans les actes et les espoirs des résistances : « Il faut avoir à la
fois le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. »
Le pessimisme de l’intelligence permet d’avoir les yeux, les esprits et les
coeurs ouverts sur des logiques profondes terricides et humanicides.
L’optimisme de la volonté permet d’avoir les mains, les esprits et les coeurs
à l’ouvrage.
Avec nos forces et nos faiblesses, personnelles et collectives, ne faut-il pas faire
en sorte que pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté marchent
côte à côte, s’interpellent, se complètent, s’inclinent l’un vers l’autre et qu’ils
deviennent des couples de combats ?
4-La complexité des mécanismes des volontés.
On évoque très souvent le manque de volontés en général et de volontés
politiques en particulier.(voir blog Lavieille Mediapart, Les volontés politiques).
Les situations sont très différentes entre la volonté d’une personne, d’un
mouvement social, d’un Etat, d’une firme multinationale…Pourtant si l’on veut
déterminer les grands circuits des volontés personnelles et collectives pendant
leurs vies on se trouve devant trois séries de mécanismes et donc de contremécanismes.
Ces contre-mécanismes sont souvent pensés, parfois en route et
toujours à développer si possible et même en résistant à l’impossible.
Des volontés étouffées comment ? Par une éducation à la soumission et à la
compétition, une administration des peurs, des appels aux remèdes miracles,
une fuite en avant et une dictature du présent, des oppressions politiques,
économiques, sociales, culturelles, environnementales, un règlement violent des
conflits.
Des volontés naissantes comment ? Par une éducation à la résistance, à l’esprit
critique, à l’autonomie, à une éducation aux solidarités, à l’apprentissage des
responsabilités, au respect des différences, à une présence dans les urgences et
sur le long terme, à des libérations politiques économiques sociales culturelles
environnementales, à un règlement non-violent des conflits.
Des volontés dépassées comment ? Par la complexité et la technicité du système
mondial, la complication des processus de décision, la rapidité du système,
l’absence de moyens de résister ou leur caractère dérisoire, l’arrivée de
catastrophes.
Des volontés résistantes comment ? Par l’apprivoisement de la complexité et la
remise à sa place de la techno science, la prise en compte de l’ensemble des
acteurs à travers des solutions imaginatives, l’élaboration de politiques à long
terme, la capacité de proposition, des moyens conformes aux fins proclamées,
une pédagogie des catastrophes quant à leurs causes et leurs effets.
Des volontés essoufflées comment ? Par la force de récupération du système, la
survenance d’échecs personnels et collectifs, le sentiment de statu quo, l’érosion
et l’épuisement des motivations.
Des volontés à la recherche de nouveaux souffles comment ? Par des actions
liées aux faiblesses et aux contradictions du système, les leçons tirées des
échecs personnels et collectifs, la prise en compte des avancées locales et
globales, la recherche de motivations à renouveler ou à découvrir.
B-LES LIMITES DES RESISTANCES
Des résistances ont des échecs : qu’est-ce que cela signifie ? Des résistances
ont rendez-vous avec la mort, dans quelles circonstances ? Les résistances
n’ont-elles pas des limites plus générales : qu’en penser ?
1-Les échecs de certaines résistances.
Les résistances personnelles et collectives rencontrent échecs et succès.
Marcel Proust disait « Il est peu de réussites faciles et d’échecs définitifs. »
-D’abord et avant tout il est impératif de reconnaitre les échecs criants.
On ne peut pas se consoler faussement, se fermer les yeux : comment, dans
de multiples lieux et sous de multiples formes, ne pas parler d’échecs criants
face à des injustices, à des régimes autoritaires, des guerres et des catastrophes
écologiques provoquées par l’homme ? Les migrants morts en Méditerranée sont
un échec criant et pour l’Union européenne et pour ses Etats membres et pour
beaucoup d’autres acteurs.
-Ensuite peut-être pourrait-on proposer une forme de définition de
l’échec d’une résistance?
Au niveau personnel et au niveau collectif seraient essentiels des critères
d’avancées démocratiques, justes, écologiques, pacifiques pour essayer
d’apprécier des résistances.
Si l’on voulait tenter une définition globale on pourrait peut-être dire :
Constitueraient des forme d’ avancées des résistances qui auraient
contribué à la construction de sociétés démocratiques, justes, écologiques,
pacifiques, cela à tel ou tel niveau géographique, de façon partielle ou plus
globale, modérée ou plus radicale.
Constitueraient des formes d’échecs des résistances qui ne seraient pas
arrivées à remettre en cause l’arrivée, le maintien ou l’aggravation de
l’inhumain, c’est à dire de sociétés autoritaires, injustes, anti écologiques,
violentes, cela à tel ou tel niveau géographique, de façon partielle ou plus
globale, modérée ou plus radicale.
-Mais ces définitions ne doivent pas considérer les situations à jamais figées.
En fait les luttes, on le sait, doivent continuer, la vie continue pour le meilleur,
l’entre deux et le pire. Ainsi une victoire que l’on croyait acquise n’était que
celle d’un moment, par exemple un régime sortait de l’autoritarisme mais y
replongeait. Ainsi ce que l’on croyait être une défaite se transformait en victoire
quelque temps après, la firme multinationale remettait en cause une production
polluante.
-Il y a aussi parfois des formes d’échecs compliquées :
Il arrive que des situations aient des échecs compliqués pour au moins cinq
raisons :
D’abord la perception que peuvent avoir des adversaires n’est pas
obligatoirement la nôtre. Une brèche psychologique a pu être ouverte, un
recours juridique peut être perçu par eux comme un danger.
Ensuite on peut essayer d’en tirer les leçons : l’épreuve nous fait ainsi prendre
la mesure de nos propres forces et l’échec ne supprime pas la valeur de l’effort
entrepris.
D’autre part « la ligne » entre l’échec et le succès est parfois très « mince », un
autre effort peut nous amener par la suite à la victoire d’une résistance.
Ensuite dans l’échec d’une résistance une part de l’action peut avoir réussi
mais on ne le voit pas encore. «(…) A chaque pas que l’on fait on ne sait si on
marche sur une semence ou un débris »(Alfred de Musset)…Ceci peut être vrai
par exemple dans l’enseignement où des valeurs auront été partagées et ,au fil du
temps, elles pourront avoir des effets heureux.
Enfin d’autres personnes et organisations pourront prendre la relève et trouver
sur leurs routes des avancées de ceux et celles qui les précédaient. L’exemple du
mur de Berlin est extraordinaire de ce point de vue puisque les coups de boutoirs
sous diverses formes ont existé depuis sa construction jusqu’en 1989 soit près de
trente ans.
-Existent-ils des échecs définitifs ?
D’une part nous avons d’abord répondu que les morts liées aux atteintes
aux libertés, aux égalités, aux solidarités ont quelque chose d’un échec
définitif – les souffrances et les morts ont été et sont de cruelles réalités.Le
flambeau de la relève peut constituer un espoir, on constate d’ailleurs que
ce flambeau est parfois repris par des proches des victimes qui entrent en
résistance si elles ne l’avaient pas fait avant.
D’autre part existe la question de l’échec global final qui correspondrait à
la destruction de l’humanité. L’espoir serait définitivement mort pour les
humains mais sans doute pas pour la totalité du vivant pour lequel on peut
imaginer diverses hypothèses en particulier marines, sauf probablement dans
quelques cas , par exemple si l’on s’orientait vers une planète de type de celle de
Vénus(465°C) où la chaleur serait destructrice de tout le vivant.
Le lendemain du lancement des bombes nucléaires en 1945 Jean-Paul Sartre
écrit : « A la prochaine guerre tout peut sauter. Cette fin absurde laisserait en
suspens pour toujours les problèmes qui font depuis dix mille ans nos
soucis. Chaque matin nous savons désormais que nous pouvons être à la
fin des temps. »
2-Les résistances et la mort.
-Morts de résistants, d’associations, d’autres acteurs …mais des relèves
peuvent suivre :
Des résistances peuvent rencontrer la mort dans trois séries de situations :
Celles des victimes que trouvent ou accompagnent dans leurs derniers
moments des résistants.
Celles des répressions de résistants, par exemple des droits de l’homme, qui
peuvent les conduire jusqu’à la mort.
Celles enfin des décès de militants pour diverses raisons et de mort définitive de
tel ou tel acteur, une association par exemple qui disparait soit en droit
légalement dissoute, soit dans les faits faute de combattants. Cela ne veut pas
dire que des associations plus ou moins proches ne réapparaissent pas sous
d’autres noms. Les flambeaux des personnes et d’autres acteurs sont souvent
repris, des luttes continuent.
-Il est surhumain que dans des camps de la mort aient vu le jour des
résistances.
« Même dans une situation limite l’Humanité est plus forte que l’inhumanité. »
écrivait Hermann Langbein , résistant déporté autrichien.
Ainsi ont existé des résistances dans ces camps de l’horreur face aux nazis.
Résistances physiques contre la faim, la soif, le froid, contre le travail terrible,
contre les conditions sanitaires déplorables, résistances invisibles de solidarités
jusqu’à la mort, résistances culturelles , intellectuelles, religieuses, morales,
résistances contre le terrorisme psychique ,résistances face à la hiérarchie des
camps, résistances pour témoigner, résistances actives par une organisation
clandestine, par des sabotages, des évasions et mêmes des révoltes. (Voir
Langbein Hermann, La résistance dans les camps de concentration nationauxsocialistes1938-
1945,Fayard,1981. Sur internet dossier remarquable « Résister
dans les camps nazis », plaquette de préparation du Concours départemental de
la Résistance et de la Déportation,2012)
3-Les limites des résistances
On est ici dans une contradiction que l’on peut assumer à une condition.
D’un côté un certain nombre de luttes contre le productivisme se font au nom,
entre autres, de la détermination de limites au coeur des activités humaines. Cela
se traduit entre autres par les principes de précaution et de prévention. Jacques
Ellul disait : « Qu’est-ce qu’une société qui ne se donne plus de limites ?
D’un autre côté dans un certain nombre de résistances on lutte comme si l’on
allait conquérir le ciel, avec la force des possibles et aussi celle des impossibles.
La contradiction peut être levée : tant mieux si l’on veut monter à l’assaut du
ciel parce que l’optimisme il en faut beaucoup, il réduit à la cuisson, ne faut-il
pas essayer de garder son enthousiasme, malgré des désillusions, en une sorte de
« désillusion enthousiaste » ?
Mais cela doit se faire à une condition déjà énoncée :
que l’on monte à l’assaut du ciel ou pas, que l’on veuille soulever des
montagnes ou pas, que l’on « marche vivant dans son rêve étoilé » ou pas : les
moyens mis en oeuvre doivent être conformes aux finalités proclamées, des
moyens démocratiques, justes, pacifiques, écologiques.
Tel est cet ensemble de définitions et de fondements, de formes et de moyens,
d’obstacles et de limites des résistances.
Nous aurions pu conclure sur les flammes des résistances mais, comme nous
aimons aussi beaucoup le mot souffle, nous les associerons.
Remarques terminales : flammes , souffles et résistances.
-De nombreux auteurs les évoquent, nous en citerons symboliquement
quelques uns : un philosophe, un homme politique, un chef indien, un poète.
Héraclite pour lequel feu est aux origines du monde « Tout se convertit
en feu et le feu
se transforme en tout(…). »
Charles de Gaulle pour lequel « Quoiqu’il arrive, la flamme de la résistance
française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas »
Seattle pour lequel « L’air est précieux à l’homme car tous partagent le même
souffle : la bête, l’arbre, l’homme. »
René Char pour lequel « Il faut souffler sur quelques lueurs pour faire de la
bonne lumière. »
-Certes flammes et souffles peuvent être synonymes de mort :
Flammes de l’enfer, armes d’horreur crachant des flammes, flammes
destructrices de personnes d’animaux de forêts de maisons de bâtiments…
Derniers souffles du monde, souffle qui passe, souffle que l’on perd, souffle qui
s’éteint, souffles destructeurs des tempêtes et des ouragans…
-Mais flammes et souffles sont aussi synonymes de vie :
Flammes qui réchauffent, flammes des feux de camp, flammes sur nos bougies
d’anniversaires, flammes dans nos coeurs, flammes dans nos nuits…
Nouveaux souffles du monde, chercher son souffle, retrouver son souffle,
souffles de vie, souffles des ancêtres, souffles des générations futures…
-Les flammes et les souffles portent les résistances du vivant et sont
portés par elles.
Voilà, encore, les flammes et les souffles de ceux et celles qui nous ont
précédés.
Voilà, déjà, les flammes et les souffles de ceux et celles qui vont nous
suivre.
Mais ce sont nos flammes et nos souffles que l’on attend
Et ce sont nos flammes et nos souffles qui nous attendent.